Cette réforme, qui vient d'être adoptée à la Chambre, doit faciliter la création d'entreprises afin de rendre l'économie plus dynamique et la Belgique plus attractive. Les entreprises doivent adapter leurs statuts en conséquence avant le 1er janvier 2024 au plus tard.
"C'est un travail titanesque, une révolution conceptuelle de notre droit des sociétés, qui date largement du 19e siècle. " L'économiste Bruno Colmant, professeur notamment à la Vlerick School, à Solvay et à l'UCLouvain, ne tarit pas d'éloges à l'égard de la réforme du Code des sociétés initiée par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) et qui vient d'être votée à la Chambre. " Ce n'est pas une coordination ou la révision de quelques articles mais un changement de paradigme, ajoute Jean-François Goffin, avocat associé chez CMS et spécialiste de la gouvernance d'entreprises. La réforme s'attaque à des notions qui semblaient intangibles, comme la nécessité d'un capital social comme gage des créanciers. "
Le bon millier de pages du nouveau Code des sociétés occupera les juristes pendant quelques temps. Ces pages bousculeront-elles aussi le tissu économique belge dans son ensemble ? Le ministre est convaincu que la simplification et la lisibilité des règles vont stimuler l'entrepreneuriat, et que le nouveau cadre légal aidera à " positionner Bruxelles sur la carte européenne " pour les groupes ou investisseurs qui cherchent où baser leur société. Plusieurs éléments appuient la réflexion en ce sens, passons-les en revue.
1. Chaque société pourra se choisir une structure sur mesure
La simplification est l'un des maîtres-mots de la réforme. On passera de 17 à quatre types de société (SA, SRL, coopérative, société simple), avec une série de modalités à préciser au cas par cas comme la possibilité de sortir du principe " une action - une voix ". " Les entreprises vont pouvoir être acteurs de leur structure, commente Jean-François Goffin. C'est le moment de se poser les bonnes questions sur cette structure, sur la gouvernance. Il faut voir cela non pas comme une contrainte mais comme une opportunité de repenser sa gouvernance. "
Dans une lettre ouverte diffusée en octobre dernier, quand on commençait à s'inquiéter de ne pas voir la réforme atterrir avant la fin de la législature, une vingtaine d'avocats venant de bureaux réputés ont notamment mis l'accent sur la nécessité d'adapter la législation aux besoins des entreprises émergentes. Avec la réforme, écrivent-ils, " les start-up belges ne seront plus obligées de supporter le coût d'une conversion en SA afin de pouvoir émettre des emprunts convertibles ou des warrants, qui sont des instruments usuels pour ces entreprises ". La start-up peut également traiter les investisseurs avec beaucoup plus de souplesse lors des différentes levées de fonds grâce à la variabilité du nombre de droits de vote et de droits aux dividendes, ajoutent-ils. " Le nouveau Code répond de ce fait parfaitement aux attentes du monde des affaires et de la pratique. "
2. Le fondateur d'une entreprise ne devra plus obligatoirement réunir un capital minimal.
Aujourd'hui, pour créer une SPRL, il faut un capital minimum de 18.550 euros, dont un tiers doit être " libéré ". Ces seuils rebutaient-ils des candidats-entrepreneurs, qui peinaient à réunir le montant nécessaire ? Peut-être. Désormais, ce seuil disparaît et des personnes pourront donc plus facilement créer leur société. " Il existait le mécanisme de "la société à 1 euro" pour les starters et il n'a pas rencontré un succès terrible, nuance Pierre-Frédéric Nyst, le président de l'UCM. Pour moi, c'est vraiment l'un des bémols de la réforme, elle montre un mauvais signal. A force de réduire les coûts, on perd en crédibilité. Quand vous postulez pour un marché, croyez-vous vraiment que l'on va vous prendre au sérieux si vous n'avez pas de capital ? "
Pierre-Frédéric Nyst s'étonne d'autant plus de cette disposition que l'obligation pour l'entrepreneur de disposer des capitaux suffisants pour son activité demeure. " Des capitaux suffisants, qu'est-ce que c'est ? interroge-t-il. Cela laisse la porte ouverte à un certain arbitraire. En cas de faillite, la responsabilité de l'entrepreneur qui n'aurait pas réuni les capitaux suffisants pourrait être engagée. " Des garde-fous ont heureusement été installés. Désormais, l'entreprise doit déposer un plan financier pour démarrer et elle devra répondre à des tests de solvabilité et de liquidité (pouvoir assumer l'activité pendant les 12 prochains mois), avant de pouvoir distribuer des dividendes. " Il ne faut pas voir cela comme une formalité coûteuse de plus mais comme un outil de gestion, une aide aux dirigeants ", dit le président de l'UCM.
3. Les partenaires publics pourront intervenir plus facilement.
Jusqu'à présent, le droit des sociétés ne permettait pas à un associé d'une entreprise de se faire garantir par d'autres associés contre tout risque de perte (interdiction des clauses léonines). Cela posait parfois problème aux sociétés publiques d'investissements, qui souhaitaient récupérer leur mise de départ après un certain temps afin de pouvoir aider d'autres entreprises. " Des conventions d'actionnaires peuvent alors garantir la vente des actions, au prix de souscription, après un certain temps, explique Jean-François Goffin. La jurisprudence avait pris une position plutôt favorable à ce type de clause, mais il subsistait toujours un point d'interrogation, un risque d'annulation. Avec le nouveau Code, elles seront clairement autorisées. C'est extrêmement positif pour l'économie, cela facilitera les investissements publics en soutien des entreprises. "
" L'opposabilité des pactes d'actionnaires introduite par le nouveau Code constitue un élément appréciable pour l'ensemble des investisseurs professionnels, tant institutionnels que privés, confirme Jean-Pierre Di Bartolomeo, président du comité de direction de la Sowalfin. Les conventions d'actionnaires permettent en effet de clarifier ab initio bon nombre de questions et, le cas échéant, d'en modifier ensuite le cadre avec souplesse, afin de répondre aux exigences de la vie des affaires. " Il précise toutefois que si les invests publics interviennent régulièrement en capital, c'est généralement avec des conditions identiques à celles des investisseurs privés. La nouvelle législation ne devrait donc pas apporter de modification fondamentale sur ce plan même si, précise Jean-Pierre Di Bartolomeo, " le nouveau Code des sociétés pourra le cas échéant apporter de la flexibilité et de la sécurité juridique aux investisseurs - belges et étrangers - désireux d'investir en capital dans les PME ".
4. La cession des parts sera plus simple et plus souple
" Trop de sociétés familiales sont aujourd'hui sclérosées par des droits de préemption et autres règles qui compliquent la cession de parts, par exemple après deux ou trois générations, déplore Bruno Colmant. La réforme clarifie les procédures de cession de parts et permet même d'introduire en Bourse des sociétés de personnes. Cela va libérer la mobilité du capital dans un type d'entreprises très important pour le système économique belge. Je rappelle que si les grandes entreprises créent beaucoup de richesses, les petites et moyennes créent, elles, proportionnellement plus d'emplois. " Pierre-Frédéric Nyst abonde dans le même sens, en soulignant le fait que, dorénavant, " il sera possible de dédicacer les parts à l'avance pour éviter les conflits de succession ".
Jean-Pierre Di Bartolomeo lie ce point à celui de l'autorisation du vote multiple pour les actionnaires de long terme. " Cet assouplissement du principe 'une action - une voix' peut être particulièrement intéressant dans les sociétés familiales, dit-il. Les chefs d'entreprise pourront ainsi céder des actions au profit de leur descendance tout en conservant la majorité des voix. Ils pourront également prévoir des modalités particulières dans des conventions d'actionnaires, dont l'existence est reconnue par le nouveau Code. Cela devrait aider à lever d'éventuelles craintes ou obstacles dans les processus de transmission. "
5. Le statut d'administrateur est rendu plus attractif
Si l'on veut muscler et densifier les CA des entreprises belges, il n'est peut-être pas idiot de retoucher le statut des administrateurs. Deux éléments de la réforme sont intéressants dans ce but. D'une part, le nouveau Code supprime le principe de révocabilité ad nutum des administrateurs. " Ils étaient sur un siège éjectable, ils pouvaient être démis à tout moment, commente Jean-François Goffin. Désormais, une société peut prévoir des indemnités de départ, un délai de préavis et une obligation de motivation pour révoquer un administrateur. C'est beaucoup plus constructif. "
D'autre part, le Code plafonne la responsabilité des administrateurs à des montants allant de 125.000 à 12 millions d'euros, selon le type et la taille de l'entreprise. L'UCM se réjouit de ce plafonnement auquel elle a, nous confie son président, grandement contribué. " Ce sera un grand soulagement pour les administrateurs d'une entreprise ", dit-il.
" Je comprends la philosophie de ce plafonnement, renchérit Jean-François Goffin. Si on veut attirer les meilleurs administrateurs, il ne faut pas qu'ils exercent leur mandat la peur au ventre. " Il regrette que, dans la toute dernière ligne droite, cette idée de plafonnement ait été largement vidée de son sens par l'adoption d'un amendement de la N-VA ( lire l'encadré " Les habiles manoeuvres de Koen Geens "). Cet amendement supprime le plafond en cas de faute grave ou de faute légère à caractère habituel. " Des fautes légères à caractère habituel, c'est assez fréquent dans la vie des entreprises, poursuit Me Goffin. Cela crée une incertitude juridique et écarte finalement la réforme de son intention initiale qui était de rendre le statut d'administrateur plus favorable. "
Jean-Pierre Di Bartolomeo pointe aussi le fait que, si la responsabilité des administrateurs est plafonnée, elle est aussi élargie puisque toutes les fautes pourront dorénavant entraîner la responsabilité solidaire des administrateurs, et plus uniquement la violation du Code des sociétés ou des statuts. Cela n'empêche toutefois pas le président du comité de direction de la Sowalfin d'estimer que la flexibilité et la lisibilité du nouveau cadre ne peuvent avoir " qu'un impact positif sur l'esprit d'entreprendre ". Jusqu'à quel point ? Il faudra, selon lui, " attendre la mise en pratique pour pouvoir en apprécier l'impact réel ". Le Code des sociétés revisité s'appliquera aux nouvelles sociétés dès le 1er mai prochain. Pour les autres, ce sera à partir du 1er janvier 2020 avec un délai de quatre ans pour la mise en conformité des statuts.
Les habiles manoeuvres de Koen Geens
Le ministre de la Justice a su utiliser les affaires courantes pour éviter que son ambitieuse réforme ne s'enlise en fin de législature.
La réforme du Code des sociétés a failli passer à la trappe des affaires courantes. La N-VA laissait en effet planer un doute quant à sa volonté de voter ce texte, pourtant validé en Conseil des ministres bien avant la chute du gouvernement. Les nationalistes tentaient d'obtenir des aménagements de dernière minute, ce qui irritait leurs ex-partenaires qui n'allaient pas leur accorder en affaires courantes ce qu'ils leur avaient refusé quand ils étaient partenaires de coalition.
Voyant le risque d'enlisement de tout son travail, le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) a pris langue avec Ecolo-Groen, en leur proposant l'ajout d'un chapitre complet sur le droit des sociétés coopératives. " Pour nous, pour le secteur coopératif, c'était un momentum qui ne se représentera pas de sitôt, confie le député Ecolo Gilles Vanden Burre. Les coopératives sont reconnues, par le droit, comme un modèle économique à part entière. C'est une avancée plus que significative. Nous avons obtenu, à quelques paragraphes près, ce que nous demandions depuis longtemps et qui figurait dans nos amendements. " Ce chapitre 6 du nouveau Code des sociétés a été voté à l'unanimité. Echange de bons procédés : satisfaits de cette avancée coopérative, les Verts, mais aussi le cdH, n'ont pas voté contre le projet global de Koen Geens.
Voyant que le ministre négociait sur sa gauche, la N-VA a senti que cette réforme du Code des sociétés risquait de lui échapper totalement. Elle a donc effectué une courbe rentrante, en négociant toutefois deux amendements. Le premier est relatif au plafonnement de la responsabilité des administrateurs, plafond qui ne s'appliquerait que dans certaines circonstances précises et limitées afin que " les administrateurs ne jouissent pas d'une limitation de responsabilité plus large que les travailleurs ". Cet amendement a été approuvé.
Le second amendement de la N-VA a, lui, été rejeté. Il concernait l'ouverture du double vote en assemblée générale pour les actionnaires de long terme (deux ans). Koen Geens ouvrait cette possibilité aux sociétés, par une décision à 66%. La N-VA souhaitait porter ce seuil à 75%. Elle n'a pas été suivie, les autres partis estimant qu'un tel seuil risquait de rendre le double vote quasiment impossible. Les nationalistes ont néanmoins voté l'ensemble du texte de Koen Geens.
" J'ai bien conscience que notre apport a été utilisé comme levier pour inciter la N-VA à voter le texte, analyse Gilles Vanden Burre. C'est le côté positif des affaires courantes : sans cela, le ministre n'aurait jamais discuté avec nous d'un chapitre sur les sociétés coopératives. " Les verts regrettent que le ministre ne soit pas allé plus loin dans ce domaine, notamment en ce qui concerne le droit des ASBL ou les SCOP (reprise d'une entreprise par ses travailleurs, sous la forme d'une coopérative) mais ils font la balance entre ces regrets et " l'avancée historique " obtenue pour le secteur coopératif.
Une méthode de travail à reproduire
Au-delà du cas, quelque peu tactique, de l'atterrissage de son projet, le ministre de la Justice a fait preuve, selon nos interlocuteurs, d'une très intéressante méthode de travail. Il s'est appuyé sur un long travail académique, prolongé par plus d'un an de réunions de commissions parlementaires. " Il avait la dream team autour de lui, au-delà des attachements confessionnaux, résume Bruno Colmant. C'est très finement joué car cela permet de construire une réforme techniquement très solide et de s'assurer de sa diffusion naturelle par le corps académique, qui y a été associé. Vraiment, si le monde politique pouvait appliquer cette méthode à d'autres dossiers, comme la transition écologique ou la mobilité, cela ferait bouger notre pays. "
Pierre-Frédéric Nyst dresse le parallèle avec la réforme de l'impôt des sociétés, menée elle par Johan Van Overtveldt, et que l'UCM avait durement critiquée. " Ici, vous avez relativement peu de critiques, dit-il. Même si tout n'est pas parfait - une réforme d'une telle ampleur, ce sont toujours des compromis -, c'est un travail mesuré, réfléchi, partagé. Vraiment, par rapport à son collègue des Finances, c'est une autre culture d'entreprise. " Ces deux réformes se combinent d'ailleurs, poursuit-il, pour créer un paysage plus favorable à l'entrepreneuriat. " Le taux nominal de l'impôt des sociétés a été réduit, conclut Pierre-Frédéric Nyst. On y ajoute maintenant le concept de siège statutaire ( à distinguer désormais des sièges d'exploitation et des règles de rattachement en matière de fiscalité, Ndlr), l'absence d'obligation de capital minimal et une facilitation des règles pour créer sa société. Cela fait une intéressante collection d'arguments en faveur de l'attractivité de la Belgique. "