La numérisation et l’automatisation du droit agitent le monde judiciaire, comme celui des avocats. A la manœuvre depuis trois ans, Koen Geens se réjouit de l’émergence (à des stades plus ou moins avancés) d’une série d’outils digitaux, qui doivent aider la justice à sortir de la préhistoire informatique. Mais le ministre se pose aussi en défenseur d’une justice « humaine », qui ne pourra pas être totalement remplacée par les logiciels.
L’informatisation de la justice est un de ces vieux serpents de mer dont la Belgique a le secret. L’ancien avocat d’affaires Koen Geens (CD&V) a décidé de s’y attaquer avec une approche « modeste » mais « systématique ». Son plan en trois phases se déroule-t-il sans accrocs ? Réponse du principal intéressé.
TRENDS-TENDANCES. Où en est l’informatisation de la justice ?
KOEN GEENS. Elle se déroule en trois étapes. Tout d’abord, nous mettons en place l’instrument légal. Actuellement, quand un texte de loi fait référence à une « lettre » ou un « courrier », c’est interprété de manière très littérale : il ne s’agit pas d’un envoi par SMS ou par Instagram, mais bien d’un envoi papier. Dans les lois pot-pourri , nous avons donc créé une assise légale pour les communications électroniques et les banques de données informatiques. Nous allons ainsi donner une base légale pour l’utilisation de la banque de données des prisons par l’ensemble des services judiciaires, ce qui permet de savoir où se trouve le prisonnier, quels sont ses antécédents, sa dangerosité, etc.
La deuxième phase, c’est l’informatique externe, c’est-à-dire les communications de l’appareil judiciaire avec les acteurs extérieurs (justiciables, avocats, huissiers, notaires). Nous avons créé l’ e-deposit , qui permet au justiciable ou à l’avocat de déposer ses conclusions électroniquement, via une application protégée, auprès du tribunal. C’est une démarche similaire à celle de la déclaration fiscale, que l’on peut entrer en ligne sur Tax-on-web. Nous avons également mis sur pied l’ e-box , grâce auquel les services judiciaires peuvent communiquer de façon authentique avec d’autres acteurs de la justice, comme les avocats, et déposer leurs « lettres » dans une boîte électronique.
Ces services en ligne, « e-box » et « e-deposit », sont-ils totalement fonctionnels ?
Non, mais certains tribunaux utilisent déjà l’ e-deposit . L’ e-box est pour le moment limité aux justices de paix. Nous avons également développé l’ e-signification , qui permet aux huissiers de signifier un acte par voie électronique.
Et la troisième phase de cette informatisation ?
La troisième phase concerne le fonctionnement des cours et tribunaux en interne. Nous voulons créer un dossier judiciaire 100 % numérique. Il faut savoir qu’au sein de l’institution judiciaire, pour chaque affaire, il n’y a qu’un seul dossier – physique – qui circule entre les greffiers, les huissiers, les juges, auxquels s’ajoutent au pénal les représentants du parquet, les suspects, les complices, etc. Quand on met la main sur ce dossier papier, il est souvent dans un état lamentable. Nous avons donc demandé aux différents greffes de scanner ces documents. Certains greffes l’ont fait, d’autres ont un arriéré important. Toutes les pièces envoyées via l’ e-deposit peuvent y être ajoutées. L’objectif est que tout le monde ait accès au même dossier électronique. Nous ne sommes pas prêts mais les choses avancent.
Tous les cours et tribunaux sont-ils équipés du même système informatique ?
Nous essayons d’introduire un logiciel unique, Mach, qui fonctionne déjà très bien dans certaines justices de paix, et que nous souhaitons étendre à tous les cours et tribunaux, dans les meilleurs délais. J’espère que nous parviendrons à installer ce logiciel partout, d’ici la fin de la législature. Ce n’est pas facile, parce que les sièges et les parquets ont « bricolé » avec différents programmes. Mais vous le savez, tout le monde bricole partout au niveau informatique.
Le développement d’une plateforme informatique unique pour l’ensemble des services judiciaires, c’était un peu l’idée du projet Phénix. Mais c’est loin d’avoir porté ses fruits.
Nous sommes devenus plus modestes. Les références aux projets Khéops et Phénix ont été effacées de la législation. Nous avons désormais une approche systématique, graduelle, avec l’installation du logiciel Mach. Cela permettra de tout interconnecter, avec des accès limités bien entendu, le but n’étant pas d’autoriser tout le monde à consulter tous les dossiers. Cette phase d’informatisation est la plus compliquée. Mais allez voir dans les autres institutions publiques, il y a très peu d’exemples où les systèmes informatiques internes sont vraiment performants. On pense toujours que du côté de l’administration fiscale, tout est au point. J’y ai travaillé pendant 18 mois, ce n’était pas le cas. Beaucoup de gens cachent leur misère : ils ont de belles armoires, mais il ne faut surtout pas les ouvrir.
L’institution judiciaire repose encore énormément sur les échanges papier. C’est assez désuet.
Il y a une bonne explication à cela : le monde judiciaire a commencé à utiliser des ordinateurs en 1999, alors qu’une entreprise normale a débuté vers 1985. Les deux grands échecs, Khéops et Phénix, ont abouti à des bricolages pendant plusieurs années. C’est la première fois que nous sommes systématiques. Si nous arrivons à équiper 80 % de l’institution judiciaire en cinq ans, je serais déjà très content.
Les avocats ont développé leur propre outil, la DPA ( Digital Platform for Attorneys ), pour communiquer avec les services judiciaires. Est-ce une manière de faire des économies en sous-traitant une partie de l’informatisation ?
On appelle cela un win-win . Nous avons fait un protocole avec les trois professions juridiques, sur des sujets qui les intéressent directement : les créances non contestées pour les huissiers, l’ e-deposit et le règlement collectif de dette pour les avocats, le testament pour les notaires. Cela nous permet d’avancer plus vite.
Où en est le projet Vaja, qui doit rassembler l’ensemble de la jurisprudence des cours et tribunaux ?
La plateforme fonctionne déjà pour les décisions des cours d’appel et des cours du travail. Dans la première moitié de 2018, elle reprendra les jugements des juges de paix et des tribunaux de police. Dans la deuxième partie de l’année, les jugements des tribunaux de première instance devraient s’y ajouter. Nous allons d’abord créer une base de données pour l’avenir, ensuite nous intégrerons les anciennes décisions, en remontant le plus loin possible.
Sur environ un million de décisions rendues chaque année par les cours et tribunaux, moins de 1 % de celles-ci sont publiées. N’y a-t-il pas un problème de transparence du côté de la justice ?
C’est un souci, et c’est pour cela qu’on y travaille. La sélection faite par les revues juridiques est actuellement un peu arbitraire : elle dépend des greffes, qui acceptent ou non de transmettre leurs décisions. Il faudra néanmoins faire attention à l’anonymisation de ces décisions, pour respecter la vie privée des personnes citées.
Les avocats planchent sur une banque de données intelligente. Ils pourraient arriver avec une solution plus performante que celle développée par la justice elle-même, pour sa propre jurisprudence. Est-ce envisageable ?
Tout le monde peut travailler sur ce sujet. La banque de données Vaja sera programmée avec des mots-clés performants, qui permettront de retrouver facilement des décisions. A terme, le logiciel offrira aux juges la possibilité de rédiger des décisions sur la base des précédents encodés dans la banque de données.
Cela signifie-t-il que l’on pourrait, d’ici quelques années, automatiser partiellement ou totalement la justice ?
Nous aurons toujours besoin d’une justice contradictoire, avec des interactions humaines. Je ne vois pas comment une affaire pénale pourrait être traitée sans procès physique. Cela dit, pour d’autres types de matières, comme le droit civil ou le droit commercial, une procédure à distance pourrait résoudre certains problèmes de mobilité et de timing. Pour ce qui concerne les décisions, nous nous servirons à l’avenir davantage d’informations électroniques, de banques de données, voire à terme de l’intelligence artificielle. A la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, des décisions de routine sont déjà préparées par les ordinateurs. Ces décisions sont uniques, mais des paragraphes peuvent être préexistants, parce que la jurisprudence est constante en la matière. Le juge, aidé par un logiciel, reprend des parties d’anciennes décisions pour converger vers un nouveau résultat. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Mais de là à automatiser totalement un jugement, je ne vois pas cela arriver dans un avenir proche.
Pour certaines affaires « simples » et répétitives, comme la fixation du montant d’une pension alimentaire, on pourrait cependant imaginer une certaine automatisation.
Oui, c’est un exemple qui est parfois évoqué. Cependant, un conflit pourrait surgir entre le principe d’égalité, traduit par l’utilisation d’un logiciel informatique, et la justice sur mesure, qui est un principe important dans notre système. Ce débat n’est pas neuf. Dans le domaine des indemnités de préavis, l’avocat Claeys, spécialisé en droit du travail, a développé sa célèbre grille, basée sur des formules statistiques, qui est utilisée par la plupart des tribunaux. Je suis convaincu que nous allons progresser dans d’autres domaines pour converger vers plus d’unité.
La technologie peut-elle contribuer à assurer une plus grande uniformité dans les décisions ?
Oui. Claeys a dû extraire et compiler les données utiles à partir de milliers de décisions collectées manuellement aux greffes. Avec une base de données numériques, ce travail sera simplifié. Je pense cependant que, pendant au moins trois à quatre décennies, les juges verront cela comme une aide, mais qu’ils resteront libres de déterminer précisément l’indemnité de préavis. Parce que la décision qu’ils prennent est une décision sur mesure.
Une décision « sur mesure » sera cependant plus difficile à justifier quand le juge saura précisément, grâce à l’analyse statistique de la jurisprudence, que dans 99 % des cas ses collègues tranchent autrement.
Le juge dira que sa plus-value est justement de prendre une décision différente dans ce cas particulier. Ce n’est pas demain la veille qu’un ordinateur décidera de la peine d’un prévenu. C’est une valeur à laquelle je crois, même s’il faut éviter que les différences de traitement soient trop importantes, auquel cas les décisions de justice risqueraient de perdre en crédibilité.
L’automatisation ne pourrait-elle pas permettre de résorber l’arriéré judiciaire ?
Il y a d’autres méthodes pour le faire. Il n’est écrit nulle part qu’il faut rédiger 100 pages de conclusion et mettre trois mois pour y répondre. On peut faire cela beaucoup plus vite, par voie de plaidoiries, par vidéo-conférence. On va progresser.
Dans une interview accordée à « Trends-Tendances » en 2015, vous aviez fixé comme objectif de réduire le nombre de procès de 20 à 25 %. Où en êtes-vous ?
Il y avait beaucoup trop de « routine », par exemple dans les affaires de créances non contestées, ou dans les litiges concernant les contributions de sécurité sociale des employeurs devant les tribunaux de travail. Nous avons automatisé ces litiges afin que le juge ne doive plus prendre de jugement par défaut, mais que l’huissier puisse assigner directement. Depuis 2010, le nombre de litiges a été réduit de 10 %. La charge de travail n’a pas augmenté, ce qui est partiellement dû à nos mesures « pot-pourri ». Je crois aussi que beaucoup de gens ne vont pas au tribunal parce qu’ils n’ont pas assez d’argent. C’est pourquoi nous voulons mettre sur pied une assurance juridique, qui offrira un accès garanti à la justice.
Cette assurance juridique ne s’est pas encore concrétisée.
Le but est que les gens puissent déduire fiscalement leur prime d’assurance en 2018. En général, je tiens mes délais.
Propos recueillis par Gilles Quoistiaux