Le ministre de la Justice (CD&V) dit pourquoi il n’a pas démissionné après la tuerie de Liège. Il explique l’importance de la raison face à la peur. Il raconte la difficulté à traiter la radicalisation des détenus en prison. Et il rappelle que même les plus radicaux d’entre eux finiront par sortir.
L’art du slalom est délicat. Il n’est pas donné à tout le monde: dire une chose, parfois son contraire, utiliser des formules, des mots, jouer avec les doubles sens, manier l’ironie et le second degré et surtout – surtout – ne jamais se départir d’un calme olympien.
Au royaume de la nuance, Koen Geens occupe le trône. Et il n’est pas né celui qui fera trébucher le ministre de la Justice sur le mot de trop, celui qui le fera manquer une porte de son slalom, celui qui fera sortir le démocrate-chrétien de ses gonds.
Et pourtant.
C’est un Koen Geens dans le registre de l’émotion qu’on trouve ce vendredi matin au 7e étage de son cabinet ministériel à l’heure du café. Trois jours après l’attaque terroriste de Liège, commise par un détenu en congé pénitentiaire, Koen Geens veut dire les choses.
Et il veut les dire franchement. Il raconte.
"J’étais dans la voiture qui m’amenait à Liège, mardi, quand les premières indications sont arrivées et qu’on a appris qu’il s’agissait d’un détenu. Je suis arrivé à Liège, j’ai vu les images de la tuerie. Je dirais ceci: le premier jour, on reste dans le registre rationnel, on résiste, on est dans l’urgence et il faut assurer. Mais c’est le lendemain qu’on accuse le coup, qu’on verse dans le registre de l’émotion et que ça devient très difficile, on doit se ressaisir. Le mercredi, j’ai d’ailleurs annulé les interviews que je devais donner. J’ai seulement parlé à la RTBF le matin. Ensuite, le troisième jour, la rationalité reprend le dessus. On ne peut pas se laisser conduire par les émotions, mais quand on voit la mort des policiers, d’un passant, qu’on comprend que c’est peut-être la faute de ses propres services, on est sous le choc. Totalement. Je résumerais comme ceci: d’abord on résiste, puis on subit et ensuite on rebondit. C’est comme ça que j’ai traversé cette semaine."
Voilà pour l’émotion, place à la responsabilité.
"Je pense qu’en tant que ministre on est politiquement responsable, mais pas personnellement. Et je pense qu’on peut rester à son poste quand on trouve dans le dossier suffisamment de justifications pour supporter ses services. Ma responsabilité, c’est de constater si les procédures ont été suivies correctement – compte tenu qu’il y a une marge d’erreur humaine et que le risque zéro n’existe pas."
Et il dit: "Ici, les services ont travaillé correctement. On peut toujours refaire l’histoire a posteriori et dire qu’on aurait dû prendre une autre décision. Mais si la décision a été prise sur base d’éléments et d’informations correctes, j’ai trouvé suffisamment d’éléments dans ce dossier qui indiquent que mes services ont bien fonctionné. Donc, je sais les défendre et donc je peux rester ministre. À chaque étape de la procédure, on a fait ce qu’on devait faire."
Il mange un morceau du petit chocolat qui accompagne son café.
Et reprend: "Je ne pense pas que ma crédibilité soit entamée comme ministre. Je pense encore avoir le soutien de mon parti, des membres du gouvernement et je pense aussi que la majorité de l’opinion publique me soutient. Démissionner ne servirait qu’à rendre les choses plus compliquées pour tout le monde, mais en particulier pour les gens sur le terrain, les agents, les gardiens de prison."
On lui rappelle qu’il avait pourtant offert sa démission après les attaques terroristes du 22 mars. "Mais il s’agissait là de vraies failles du système, ce qui n’est pas le cas ici. J’avais proposé ma démission au Premier ministre mais celui-ci ne l’a pas acceptée. Le ministre de l’Intérieur Jan Jambon ne se sentait plus en l’état de fonctionner correctement. Comme ministre de la Justice, j’avais lié mon sort au sien, car il aurait été étrange que l’un offre sa démission et pas l’autre."
On sait – aujourd’hui – que tout ne s’est pas bien passé lors des congés pénitentiaires précédents du tueur Benjamin Herman. Pourtant, dit le ministre de la Justice, "les congés pénitentiaires sont indispensables et il s’agit d’un mécanisme tout à fait normal dans un parcours pénitentiaire pour préparer à la libération".
La radicalisation en prison
On sait – aujourd’hui – que Benjamin Herman était cité dans divers rapports pour avoir fréquenté des personnes radicalisées. "L’information que nous avions sur le tueur n’était que marginale, il faut se rendre compte de cela. C’est comme si dans dix ans, on glissait une ligne dans mon CV en disant Koen Geens a été interviewé le 1er juin par une telle personne et pour le reste, plus un mot sur cette personne. Néanmoins les services ont fait leur boulot. L’Ocam (l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace, NDLR), les renseignements et Celex (la cellule extrémisme des prisons, NDLR) ont partagé les informations et ont vérifié qui était cette personne citée dans le rapport de la Sûreté de l’état. Tout le travail a été effectué en concertation en 2017. La conclusion générale a été que ce BH n’était pas une personne radicalisée et qu’il ne devait donc pas être traité de la sorte. De manière claire, on a dit: ce type n’est ni radicalisé, ni terroriste."
Il dit encore ne pas croire que les choses auraient été différentes si Benjamin s’était appelé Mohamed ou Abdelkader. "Quelqu’un avec un nom marocain ou un nom turc bénéficie exactement du même traitement de la part de nos services, je ne pense pas que ça aurait changé les choses. Personne n’a dit parmi les gardiens de prison que ce type était radicalisé. C’est cela la vérité."
La radicalisation des détenus en prison, voilà le nœud du problème. "J’ai toujours dit que c’était quelque chose de terriblement difficile à appréhender. Les experts disent qu’il faut séparer les radicalisés des autres détenus, mais pas trop tôt, il faut d’abord essayer de remédier à la radicalisation en les dispersant parmi les autres dans un climat normal en les suivant de près. Ceux qui, malgré tout, se révèlent contagieux, il faut les isoler. Et c’est ce que nous faisons. On le fait à Hasselt et à Ittre. Ces ailes où on place les radicalisés contagieux sont tout sauf un endroit de plaisir. Mais ces détenus-là aussi arrivent en bout de peine et ont vocation à être libérés. Et c’est un dilemme auquel nous sommes confrontés. Dès qu’ils sont définitivement libérés, ils sont pris en charge par les autorités locales.
"La seule réponse à la peur et à l’angoisse, c’est la rationalité."
Il poursuit: "Je vais encore vous dire ceci: je pense que nous devons investir beaucoup plus dans les soins de santé en prison. Quand vous entrez en prison, vous n’avez plus de sécurité sociale. Donc, la plupart des prisonniers et des jeunes délinquants qui ont un profil psychotique ou spécial nécessitant un suivi médical et psychiatrique ne l’ont pas nécessairement. Il y a un travail énorme qui a été fait sur les internés, ils bénéficient des soins de santé remboursés intégralement, mais pas les prisonniers. Or on a des détenus qui ont besoin de beaucoup plus de suivi. Je lutte pour cela depuis trois ans, je demande davantage pour les soins de santé des prisonniers. Ce serait un changement fondamental. J’attends énormément de cela et ça à avoir avec la radicalisation, parce que ces types sont perdus après la énième récidive."
Il détaille: "Il est perdu, il est drogué. Et il est faible. S’il est drogué, il peut passer d’une drogue à l’autre. Et la religion, ça peut être une drogue. Il ne connaît pas la religion, il ne l’étudie pas, mais il s’y soumet. Il est sensible et il n’a pas suivi un traitement psychiatrique dont il aurait eu besoin, car il n’est pas traité comme un malade. La vérité, c’est que la frontière entre les internés et les prisonniers, dans 10% des cas, elle est tout à fait arbitraire."
Centre d'observation psychiatrique
Du coup, le ministre avance une solution. "Je vais créer un centre d’observation psychiatrique qui, au moment de l’arrestation d’un type, peut statuer sur le fait que le profil psychologique pose problème, de manière à objectiver le mieux possible. On veut en tout état de cause avancer vers de meilleures infrastructures pénitentiaires et avancer sur les primes de soins de santé pour les détenus. Vous verrez, à long terme, on va voir combien nous avons fait des innovations formidables pour les prisons durant cette législature."
Il marque une pause.
Il dit: "Bon, je vais devoir y aller." Le Conseil des ministres l’attend. Mais il glisse encore quelques phrases.
Sur le terrorisme islamiste. "Je pense que nous devons réfléchir dans le moyen et le long terme. Je pourrais vous parler du terrorisme irlandais, basque, ou palestinien. Mais ce terrorisme-là n’existe plus, alors que durant très longtemps il était extrêmement violent. Je ne crois pas à la soumission. J’ai lu ce livre de Houellebecq: "Soumission". C’est un mauvais livre. L’auteur est brillant, mais le livre est mauvais. C’est vide. Je n’y crois pas. L’histoire bégaie et dans dix ou quinze ans, je pense qu’on ne parviendra pas à ce point décrit dans le livre. Donc, je ne veux pas prendre de mesures définitives pour une situation que j’estime temporaire. Ce que je dis, c’est que la violence de l’islamisme va changer. Il reste des catholiques et des protestants radicaux, mais ils ne sont plus violents. Les Palestiniens ne sont plus violents alors qu’ils ont piraté des avions par le passé. Je crois à l’évolution et je veux l’accompagner. On doit réfléchir sur le suivi des radicalisés qui sont libérés, mais personne n’a la solution. Nous n’avons pas de Guantanamo. J’en ai parlé avec le FBI et la CIA, mais il n’y a pas de solution, ils ne savent pas mieux que nous."
On lui dit que les gens ont peur.
"Mais moi aussi j’ai peur. On a tous peur. J’ai peur de mourir, j’ai peur qu’on me tire dessus. Il n’y a qu’une seule réponse valable à toute cette peur et cette angoisse qui menace de nous envahir: la confiance et la rationalité. Je dois agir rationnellement et pas avec mes tripes. C’est pourquoi, rationnellement, j’observe ce que font mes services tout en sachant que le risque zéro n’existe pas. Ce type n’était pas un meurtrier, il n’avait fait que des délits stupides. On ne doit pas se laisser mettre en boîte par nos émotions."