Entretien Frédéric Chardon
Comme ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V) a vécu de très près les attentats de Bruxelles. Il se confie sur la façon dont il a traversé ce drame en tant que responsable politique, mais aussi en tant que chrétien et homme de culture. Sa réflexion se nourrit, notamment, de l’œuvre du grand écrivain autrichien Stefan Zweig.Comment avez-vous vécu personnellement la journée du 22 mars ?
J’étais dans la salle à manger, chez moi. J’allais prendre le petit-déjeuner avec mon épouse. Comme le gouvernement s’était réuni tout le week-end pour le contrôle budgétaire, je n’étais rentré chez moi que quelques heures. Le Premier ministre ayant tout de même décidé de se rendre en Chine, il nous avait avertis que les négociations seraient suspendues pendant une semaine. J’écoutais la radio, la VRT. Il était 8h07. Soudainement, on a dit qu’il y avait eu une explosion à Zaventem. Je me suis immédiatement préparé et, dans la salle de bain, j’ai reçu un SMS de Catherine De Bolle (la Commissaire générale, NdlR) qui me confirmait l’explosion à l’aéroport et la vingtaine de victimes probables. Ce moment était pour moi très contradictoire. J’étais en situation de “déstress” puisque les négociations budgétaires étaient suspendues. J’avais dormi 7 heures la nuit, ce qui est inhabituel en cette période. Et soudain, cette nouvelle vient. Je suis resté calme. Mais c’est impossible de réaliser l’ampleur des choses par manque d’informations. J’ai pris ma voiture et je suis parti pour Bruxelles. J’étais sans doute sous le choc mais je réagissais avec mes automatismes et je ne me suis permis aucun sentiment. L’émotion est seulement venue l’après-midi, lorsqu’on a vu les photos de Maelbeek.
Comme ministre, avez-vous ressenti de la culpabilité ? Votre démission et celle de Jan Jambon ont été évoquées au Lambermont quelques heures après les attentats.
De la culpabilité personnelle, non. Il y a seulement un an entre l’opération à Verviers et les attentats de Maelbeek et de Zaventem. Le gouvernement avait rattrapé, durant cette période, les arriérés de notre pays en matière de lutte antiterroriste. Qu’il y ait pu y avoir une responsabilité politique à un moment, c’est autre chose que de la culpabilité. Je connais la tradition politique belge, je réalisais que cet événement ne serait pas innocent par rapport à la question de la responsabilité ministérielle. L’impact des attentats était de l’ordre de grandeur de ce que nous avions connu lors du Heysel et de l’affaire Dutroux. Mais le 22 mars, ce qui me préoccupait, c’était qu’il n’y ait pas de troisième attentat. L’urgence régnait.
Est-ce que la Belgique a changé ? Avons-nous perdu une part de notre innocence ?
L’attentat n’était pas destiné à être commis sur notre sol. Les pays qui n’ont pas vécu cela peuvent imaginer qu’ils sont épargnés en raison de leur système sécuritaire omnipotent. En Belgique, nous étions déjà bien plus réalistes que d’autres avant le 22 mars. On nous avait fait savoir que, peut-être, le Bataclan aurait pu être évité si la Belgique avait été plus attentive à ce qui se passait chez elle… Le 22 mars, la Belgique n’a pas perdu une quelconque innocence mais nous sommes devenus encore plus vigilants. Il est vrai, toutefois, que durant les trente ans qui ont passé entre Charlie Hebdo et les attentats des CCC (Cellules communistes combattantes), nous avions pensé que nous étions immunisés contre ce genre de risques. Les Pays-Bas, pour l’instant, pensent encore qu’ils sont immunisés.
Est-ce que la Belgique a péché par excès de tolérance avec les islamistes radicaux ?
Non. Nous avons été très sévères avec Sharia4Belgium, par exemple. Avant Verviers, il y a eu beaucoup de procès terroristes et de détentions préventives. Leur nombre pourrait même surprendre. Mais l’opinion publique et certains responsables ne se réveillent qu’après des événements tragiques. C’est humain.
Koen Geens fait le lien entre Calvin et les prêcheurs islamistes radicaux.
En tant que chrétien, vos convictions vous ont-elles guidé lors des attentats et par après ?
On ne peut pas toujours le montrer mais, dans l’esprit, on peut être fortement empathique en tant que chrétien avec ceux qui ont souffert. L’exemple de Jésus-Christ est évidemment magnifique. Je suis loin de pouvoir suivre son exemple, je suis un grand pécheur. La pitié et la solidarité sont les idées à la base du christianisme. Elles sont extrêmement importantes dans des moments pareils. Mais être chrétien me conduit également à essayer de comprendre les terroristes. Pourquoi font-ils ce genre de choses ?
Vous ressentez aussi de la pitié envers eux ?
Je ne peux pas m’imaginer qu’un homme commette de tels actes sans être en profond désespoir. Les prêcheurs et certains mauvais génies qui existent partout dans le monde, mais aussi dans le monde musulman, disent des choses non humaines et diaboliques. Mais les personnes qui exécutent l’attaque et qui sont comme notre jeune Bilal Hadfi qui s’est fait exploser au stade de France, n’étaient pas toujours des criminels. Il s’agit parfois d’étudiants normaux qui, par idéalisme naïf, sont partis combattre et ont commis des faits graves. Par ailleurs, ceux qui sortent de prison, paradoxalement, pensent pouvoir donner un sens à leur vie de la sorte.
Ceux qui exhortent aux attentats sont non humains, dites-vous. Ils n’ont donc aucune excuse ?
Non car, en général, des gens pareils ont l’éducation, l’intelligence et ne peuvent supporter que d’autres ne partagent pas leurs convictions. J’ai lu récemment un petit livre de Stefan Zweig auquel je tiens beaucoup : “La conscience contre la violence”. En 1936, comme Juif de l’entre-deux-guerres, il écrit en métaphores sur Hitler. Pour cela, il utilise Calvin qui, au XVIe siècle, était le maître à Genève et a soumis cette ville à un joug fondamentaliste et radical. Zweig décrit ce que Calvin a imposé à Genève, comment il a fait brûler certaines personnes dans la théocratie protestante qu’il avait instaurée. On retrouve aujourd’hui certains cas très malsains de cette prétention personnelle et de cet amour-propre pour lesquels on soumet des personnes plus simples, moins cultivées et éduquées, qui sont des pages encore non écrites. Ça, je n’aime pas du tout.
Zweig s’est suicidé en 1942 avec sa femme par désespoir. Est-ce que, comme lui, les événements actuels vous conduisent à désespérer de l’homme ?
Zweig était nostalgique et mélancolique. C’est une nature. Moi, je suis et je reste romantique et optimiste. Je n’ai pas cette inclination. J’ai beaucoup lu et je sais que l’être humain n’est pas nécessairement bon. Mais je crois que par l’éducation, la connaissance, et surtout par l’amour, presque tout le monde est capable de devenir bon. La meilleure chose que l’on puisse faire pour l’homme, c’est de lui donner cet amour et cette connaissance.
L’Etat peut-il donner cet amour et cette connaissance à ses citoyens ? Doit-il être plus compassionnel ?
Puis-je vous faire comparer deux films ? “Gangs of New York” dans lequel des bandes d’Italiens et d’Irlandais s’affrontent à la fin du XIXe siècle et le film “Black” qui porte sur les gangs marocains et congolais à Bruxelles de nos jours. C’est exactement la même problématique : des jeunes migrants qui s’établissent dans un pays et se disputent la hiérarchie d’une ville. Ce que l’on comprend surtout, c’est que ces jeunes doivent avoir une chance inouïe pour ne pas mal terminer. Les héros, dans ces deux films, ont une conscience qui les fait survivre malgré leurs mauvais amis. L’Etat a bien évolué depuis le XIXe siècle. L’Etat assume son devoir d’aide sociale et d’éducation. Mais les jeunes ont toujours les mêmes tendances. Je crois donc que l’Etat pourrait faire mieux. Les budgets de l’éducation ne peuvent jamais être assez grands. L’individualisme est tel que la désintégration des familles rend encore plus important le rôle de l’école.