Ministre de la Justice, Koen Geens est notre premier « grand invité politique » dans ces derniers jours de décembre. Il revisite pour nous une année sous le choc du 22 mars et du terrorisme, en règle générale, pas seulement en Belgique, on le sait. Le traumatisme est profond, le populisme monte, le chrétien-démocrate flamand en appelle aux « hommes raisonnables »…
Retour sur le 22 mars. Zaventem, Maelbeek… Votre sentiment aujourd’hui ?
C’est comme quand on sait que quelque chose de très grave peut se produire, qu’on se prépare psychologiquement, mais on se rend compte, en fait, qu’on n’est jamais vraiment préparé… C’est comme la mort. Cela étant, en ce qui concerne les mesures de sécurité dans notre pays, on avait mis en route l’essentiel déjà depuis les événements de Verviers en janvier, il y avait un état d’alerte maximal, qu’aurait-on pu faire de plus ? Je sais que les Belges sont très autocritiques, sévères avec eux-mêmes, mais l’arsenal des mesures légales et opérationnelles était à peu près complet, tout le monde l’admet. Quant aux réformes en profondeur de l’architecture, notamment à la Justice, on ne peut le faire en deux minutes, c’est en cours, on a accéléré comme il fallait le faire.
Non, après le 22 mars, il fallait surtout retrouver son moral. Nous n’avons pas si mal travaillé. J’ai trouvé notre Premier ministre remarquable, nos concitoyens l’ont été eux aussi, très courageux dans la « digestion » des événements, et dans le deuil qui vient aussitôt après.
On a dit qu’il a manqué un discours, un message fort et rassembleur de la part de nos autorités politiques…
Je ne le crois pas. Notre Premier ministre a défendu nos valeurs, la façon dont nous vivons ensemble, que nous soyons étranger, belge, homosexuel, marié, pas marié… C’était très fort. Il a dit que notre civilisation est une richesse, que nous ne devons pas remettre cela en question. Les gens ont entendu, ils ont compris, je crois. Et puis, c’est un peu prétentieux peut-être, mais je me sens, à ma place de ministre de la Justice, un peu le gardien de l’équilibre entre sécurité et liberté, les deux axes importants après de tels événements.
On voit bien, pourtant, les poussées inquiétantes, en Allemagne et ailleurs, au nom de la sécurité, de la protection. « Ce sont les morts de Merkel », a clamé l’extrême droite allemande après l’attentat à Berlin… Vous avez peur de la vague populiste ?
Oui. C’est une vague mondiale. Avec une droite qui désigne la sécurité comme première valeur et l’utilise comme arme contre les valeurs humaines et démocratiques qui sont les nôtres, de liberté, d’Etat de droit, de justice, de tolérance. On est en train d’oublier soudainement ce que nous avons construit en septante ans. En Belgique, ça a commencé en 1991 avec le Vlaams Blok. Il y a la Hongrie, la Pologne, en quelque sorte la Russie, les campagnes aux Pays-Bas et en France, les Etats-Unis comme vous le savez… Je sais qu’en Allemagne, les médias mettent une pression incroyable sur Angela Merkel, qui serait en difficulté désormais, mais c’est injustifié. Cette femme est remarquable. Elle tient debout l’Europe. Le jour où ça tournera là, à Berlin…
Vous êtes inquiet.
Oui, mais nous avons le devoir, en tant qu’hommes responsables, de rester calmes, de ne pas provoquer la polarisation. Faire peur aux gens ouvre la voie à ceux qui disent vouloir la sécurité absolue et qui, en fait, pourraient nous emporter vers le totalitarisme.
Mais ne vous sentez-vous pas démuni face aux discours populistes qui tiennent en un tweet, en quelques secondes télé, un slogan… ? Que peuvent les hommes « raisonnables », comme vous les appelez ?
Je ne me sens pas démuni, je crois que les gens feront la différence, ils verront que nous proposons les solutions durables. Mais la polarisation, c’est un problème sérieux. Récemment, lors d’une conférence sur les droits de l’homme, Michael Ignatieff, Canadien, qui opéra en politique, et qui a enseigné l’histoire et la politologie, décrivait la poussée populiste à l’ère des médias sociaux et de l’immédiateté…
Plusieurs choses m’ont frappé dans son analyse… Un : les populistes désignent un ennemi, pas un adversaire, et tiennent un discours beaucoup plus dur, plus sale. Deux : nous, démocrates, ne rencontrons jamais réellement ces adversaires. Lorsque je suis en rue, ou sur les marchés, presque tous les gens viennent vers moi positivement, me saluent. Où sont les autres ? Trois : il y a une désinhibition sur internet, où l’on dit des choses énormes, incroyables. Tout cela rend, en effet, très difficile le combat des hommes raisonnables.
En commission attentats à la Chambre, l’autre jour, évoquant les responsabilités dans les éventuels dysfonctionnements avant les événements dramatiques, vous avez parlé d’un problème « systémique » dans le domaine de la sécurité au sens large, là où Jan Jambon, N-VA, ministre de l’Intérieur, a vu surtout la responsabilité d’un homme, en l’occurrence notre agent de liaison en Turquie… Vous n’étiez pas d’accord, vous avez été explicite.
C’est mon approche. Par le système, j’entends l’architecture sécuritaire, qui n’est pas encore assez fiable. C’est une responsabilité politique de 30 ans, dont je suis l’héritier maintenant pour ce qui concerne la Justice. Et là, je dis : il faut avancer, mais réfléchissons bien, ne réformons pas à la hâte, ne faisons pas des compromis hâtifs sur un sujet aussi sensible que la sécurité. Faisons le juste diagnostic et produisons le meilleur. Les gens sont fatigués, très fatigués. Ils ont besoin de solutions durables. Moi-même, j’entreprends un nombre impressionnant de réformes de long terme, elles sont en cours.
Dans quels domaines, en résumé ?
Le plan Justice de 2015 est entièrement réalisé, et on travaille maintenant, entre autres, au renouvellement du droit de base dans notre pays, du droit de la faillite et de succession, du droit civil, du code pénal, sans oublier la reconfiguration informatique du monde de la Justice, la réforme des professions juridiques, la réforme du statut des gardiens de prison et des prisonniers, je pense au passage au service minimum dans les prisons. Tout cela vise à bâtir une justice équitable et performante. Les magistrats étaient mécontents quand j’ai pris mes fonctions, la méfiance des justiciables avait grandi… Le système doit être profondément revu. Il faut du temps. Nous y travaillons.
Le populisme, que vous évoquiez gravement, est fondé aussi sur l’idée que les partis traditionnels sont dépassés, que l’« establishment » doit être balayé…
Attention à aboutir au totalitarisme ! « On va tout changer ! » Ce discours est très attractif à première vue, puis on se rend compte que le système est compliqué, complexe, nécessite beaucoup de compromis, une expérience énorme. Trump a un problème majeur : il s’entoure de ministres qui ne connaissent pas tous le « piece meal engineering » de la société. C’est potentiellement dangereux.
Je vois trois possibilités : soit l’establishment, comme on l’appelle, se renouvelle, s’améliore, et renoue avec le pouvoir dans de bonnes conditions ; soit on va vers le totalitarisme ; soit il y aura un stade intermédiaire, et l’on ne sait pas s’il conduira ou bien au totalitarisme ou à la renaissance…
Trois « possibilités », pour un vrai danger…
C’est notre histoire. Un grand historien, Mark Mazower, parle du « dark continent » à propos de l’Europe. On ne voit jamais assez les symptômes. Je suis aussi coupable que vous à cet égard. Pensez : on a eu Fortuyn, on a Wilders, on a Le Pen, Nigel Farage, Trump… C’est incroyable. Récemment, un journaliste en Flandre a repris des propos pour lesquels le Vlaams Blok avait été condamné en Justice pour racisme et xénophobie dans les années nonante, eh bien ces propos, aujourd’hui, on les entend partout…
Je dirais que la Wallonie est un peu une énigme d’ailleurs, où, contrairement aux autres régions ou autres pays, on voit grandir l’extrême gauche. Je ne mets pas extrême droite et extrême gauche sur le même pied mais enfin, les deux peuvent conduire à des formes de totalitarisme. Bref, tous ces signes, qu’en penser ? Oui, je suis inquiet, car je vois ce que je vois. Ce sont des « signes » annonciateurs. On ne peut pas les nier. Or, vous savez, l’être humain, aussi longtemps que possible, dit que ça va aller, qu’il ne faut pas exagérer… Non, les démocrates, les intellectuels, les syndicats, tous doivent être vigilants maintenant, ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de nous.
Vous parliez des dangers de la « polarisation » en politique ; y a-t-il un risque au sein même du gouvernement ? On pense à la N-VA, la recherche du bouc émissaire, parfois un discours anti-establishment…
Il est clair que, des deux côtés dans notre pays, des partis de droite et de gauche pourraient se sentir obligés de tenir des discours plus à droite ou plus à gauche parce que des formations extrémistes, sur leurs flancs, ont du succès… Comme homme du centre, je sens ces tendances. Un exemple : voyez les socialistes en France, comment peuvent-ils aller tellement vers la droite ? Cela va dans l’autre sens en Wallonie, où le PS fait campagne sur la semaine des quatre jours. Ce n’est pas sain. Même si, je l’ai dit, je ne mets pas tout le monde dans le même sac. Et que la menace aujourd’hui en Europe, dans le monde, c’est la fuite en avant à droite.
D’où, je l’ai dit, le devoir du monde politique, des intellectuels, de reconnaître les signes avant-coureurs. Mais aussi de convaincre que nous sommes parfaitement capables de résoudre les problèmes devant nous. Nous ne devons pas céder à la peur et la résignation. Osons défendre nos valeurs. Prenez les réfugiés, les phénomènes migratoires… Un million de migrants, ce n’est pas la fin du monde quand même !
La N-VA, vous n’avez pas vraiment répondu…
Elle fait tout pour éviter que le Vlaams Belang redevienne important.
C’est bien ?
C’est à vous d’en décider.
Elle se radicalise ?
C’est polarisant. On désigne des boucs émissaires, on a un vocabulaire plus agressif, on déborde… Au CD&V, nous ne comprenons pas comment on peut parfois s’exprimer de certaines façons, trop extrêmes.
Je souligne que l’immédiateté des médias sociaux, le fait que tout le monde se croit en droit de livrer ses émotions, ça nuit à la vie politique, c’est certain. Si tout le monde dit tout le temps ce qu’il a à dire, alors quoi ? que va-t-il se passer ?
Les gens ont peur. Il y a une grande insécurité sociale…
Oui, mais moi-même j’étais jeune entre 1973 et 1989, j’avais quinze ans lors de la première crise pétrolière, j’avais 31 ans à la chute du Mur du Berlin… Cette période était-elle plus rassurante ? Si on voit les statistiques économiques, l’emploi, la dette de l’Etat, la situation n’était pas glorieuse. Est-ce vraiment plus pénible aujourd’hui ? J’ai connu les tueries du Brabant, les CCC… Nous sommes beaucoup plus riches par tête d’habitant.
Mais les inégalités ont grandi, c’est indéniable. Il y a eu une forte libéralisation de l’économie depuis 1989, qui a rendu le monde financier beaucoup plus important que le monde de l’entreprise. C’est un problème. Je sais tout ça. Mais je dis toujours aux gens que je rencontre : vous ne vous rendez pas compte à quel point nous sommes riches, à quel point nous avons des perspectives encourageantes si l’Inde et l’Afrique s’ouvrent comme ont pu le faire la Chine et la Russie…
En même temps, vous savez, les recettes protectionnistes, qui fonctionnaient jadis, n’ont plus de sens aujourd’hui, ce n’est plus possible dans un monde globalisé. Je ne défends pas le capitalisme, mais je dis que le protectionnisme n’est plus une solution, le repli sur soi n’est plus possible…
Mais la régulation ? On a peut-être trop laissé filer.
Je ne l’exclus pas. Laisser partir la Société générale, il y a trente ans, ce ne fut pas notre meilleure idée. La plupart des pays n’ont plus les leviers pour pouvoir éventuellement se ressaisir seuls sur leur territoire. Garder une certaine maîtrise de nos propres entreprises, c’est une idée juste, je crois, sans parler pour autant de protectionnisme.
Vous vous référez aux « hommes raisonnables » pour nous faire progresser malgré tout. Parfois, les convulsions sociales, le conflit social ne s’imposent-ils pas ? N’est-ce pas le temps des ruptures ?
Des ruptures ? Mais qui en sortira appauvri ? Anéanti ? Pas moi, vous savez. En revanche, l’homme de la rue, qui a juste son petit salaire et qui sera manipulé par les uns ou les autres extrémistes, lui…
Non, il faut garantir la stabilité de l’économie et la stabilité de l’Etat. La lutte des classes, vous savez… Je n’y crois pas. Je n’ai entendu que cela toute ma jeunesse !
Ou le populisme ? A quoi cela conduirait-il ? Au totalitarisme, je le crains.
DAVID COPPI et MARTINE DUBUISSON