Monsieur le Président,
Chers Collègues,
Nous vivons une époque intense. Pas des temps révolutionnaires mais de temps disruptifs. On ne renverse pas tout un système, ce qui serait une révolution. On ne lui fait pas non plus subir des changements en douceur, ce qui serait une évolution. Mais des chocs rapides et forts, ce qui est une disruption. Des parties de l’ordre ou de l’environnement existants disparaissent et sont remplacées par de complètement nouvelles. Si le changement se fait lentement, c’est une évolution. Si le changement est soudain, rapide et puissant, on parle alors de disruption. C’est ce qui arrive à notre société, ce qui se passe à la Justice et ce qui se passera à un rythme toujours plus rapide au cours des 5 années à venir.
Les causes sont multiples et complexes : la mondialisation, la répartition inégale de plein de choses dans le monde, la numérisation, le climat, et ainsi de suite. Ces phénomènes sont ressentis comme des tsunamis qui nous emportent. Le nom donné au présent séminaire – ‘l’électrochoc numérique’ – n’est donc pas mal choisi du tout. Aujourd’hui, je n’évoquerai pas les causes de l’économie et de la société disruptives ; cela me conduirait trop loin compte tenu du temps imparti. Mais le sujet est intéressant car celui qui comprend les causes du changement est parfois mieux à même de voir où il pourrait mener et donc de tenter de prendre de l’avance.
Un changement disruptif signifie que des choses disparaîtront à la Justice aussi, et que d’autres viendront les remplacer. En quelque années, Uber changera le monde des transports par taxi, booking.com a changé le secteur des agences de voyage et le secteur hôtelier, pour citer ces deux exemples. C’est ce qui se produira ou est en train de se produire dans le secteur judiciaire. A l’heure actuelle, les coûts de personnel constituent de loin le poste de dépenses le plus important de mon département. Dans dix ans, il faudrait qu’il puisse en être autrement. Je l’espère également parce que cela signifierait que nous sommes parvenus à investir davantage dans la Justice, que nous investissons plus dans la qualité de ce que nous réalisons, que nous investissons plus dans les moyens dont les membres de la Justice disposent, et surtout que nous investissons davantage dans l’attention portée aux victimes, dans l’aide aux justiciables qui doivent pouvoir défendre leurs droits et dans des solutions qui rétablissent les relations durablement, et que nous évitons au maximum les décisions judiciaires parce que, bien qu’elles soient socialement fort nécessaires, elles connaissent plus de perdants que de gagnants.
Le disruption n’ira jamais jusqu’à faire disparaître la Justice. Bien que, si j’entends le ton adopté par certains de nos jours, je me fasse parfois du souci. Disparaître, non ! En changer rapidement et radicalement un certain nombre d’aspects, ça oui ! Et ce changement doit aussi être une amélioration en direction des valeurs que j’ai indiquées il y a un instant.
Des mauvaises langues affirment parfois qu’avec le Plan Justice, avec les lois Pots-pourris, avec l’approche d’un programme de réforme de la législation de base comme celle que j’ai proposée la semaine dernière, je suis la cause du changement que subit la Justice. Rien n’est moins vrai ! J’essaie de mener à bonne fin les changements inévitables que connaît notre société, dont certains se profilaient à l’horizon depuis nombre d’années déjà. Le fait que les familles recomposées seront plutôt la règle que l’exception et le fait que notre droit successoral et notre droit patrimonial familial doivent être adaptés sont des points inévitables d’un ordre du jour axé sur l’équité. Le fait que notre droit des sociétés et notre droit de l’insolvabilité doivent être plus en adéquation avec les besoins de nos entreprises et de notre économie, et doivent devenir plus attractifs au plan international, est une exigence absolue si nous voulons pouvoir conserver notre niveau de bien-être. Si nous ne faisons pas preuve d’action, le monde de la Justice ne fera que subir ces évolutions, le résultat étant alors toujours plus mauvais que si nous les accompagnons.
Et permettez-moi de le dire : dans notre pays, nous avions un retard à combler dans presque tous les domaines. Ceci explique la grande vitesse avec laquelle je tente de réaliser les changements. Nous n’avons pas de temps à perdre parce que, et je le déplore, beaucoup en a déjà été perdu. Et, oui, des changements rapides impliquent qu’il faille peut-être redresser la barre de temps en temps. Cela ne me pose pas de problème. Mais cela ne veut pas dire pour autant que les changements sont menés sans réflexion. Ils sont chaque fois précédés de consultations de nombreux experts, de concertation avec les acteurs, avec apport de mon administration et de mes conseillers de cabinet, d’avis du Conseil d’Etat et d’autres organes consultatifs, souvent avec des auditions au Parlement et des débats au sein du Gouvernement et au Parlement. Que d’aucuns ne se rallient pas aux conclusions, je peux le comprendre et cela n’est pas nécessaire non plus. Mais qu’il existe chaque fois une base large, on ne peut pas le nier.
Je constate que les protestations qui persistent proviennent souvent, pas toujours, d’un groupement d’intérêts pour qui le changement ne présente pas d’avantage. Mais mon devoir est la recherche de l’intérêt général. Avec le Plan Justice, j’ai décrit le cadre large et les changements qui s’imposent d’urgence. Ils sont réalisés en grande partie ou en pleine exécution. Vous pourrez en trouver une énumération dans l’état des lieux que j’ai présenté la semaine dernière. J’y ai également indiqué à quel stade nous en sommes en ce qui concerne la modernisation de la législation de base. Ce programme prendra plusieurs années mais beaucoup a déjà été préparé au cours de deux dernières. Le droit successoral et une partie du droit patrimonial familial, le droit de l’insolvabilité, la modernisation et la numérisation de l’état civil et les différentes parties du droit pénal pourront être traités au cours des 2 prochaines années au sein du Gouvernement et au Parlement.
Les lois Pots-pourris ont tout d’abord investi surtout dans les besoins urgents : la simplification des procédures, la réduction de la charge de travail, l’analyse des tâches fondamentales, les premières étapes de la numérisation. Et ceci m’amène au sujet de cette journée. La numérisation de la société est toujours plus radicale et ses conséquences sont de plus en plus profondes. Dans ce domaine aussi, un passé regrettable nous contraint à résorber un retard. Vous aurez probablement remarqué que je ne dispose pas ni d’un programme de marketing ni d’un slogan aguicheur pour mon approche en matière de numérisation. Si vous m’en demandiez un, je vous répondrais « Just do it ! », mais je ne vais pas le lancer. En revanche, je le vivrai. Car personne n’est plus assis à attendre de voir si la numérisation de la Justice fera de nouveau l’objet d’une grande vision stratégique et d’un important marketing.
Elles sont nombreuses les raisons pour lesquelles les attentes n’ont pas pu être satisfaites dans le passé. Nous les avons analysées, et tentons d’y remédier et d’éviter les écueils. Et cela semble réussir car les premiers projets ont démarré au cours de l’année écoulée et 2017 sera une année au cours de laquelle nous enregistrerons encore plus de résultats. Cela signifie que la manière de travailler connaîtra beaucoup de changements, tant à l’Ordre judiciaire que chez les professions juridiques. Les huissiers de justice et les notaires se sont déjà engagés depuis quelque temps de manière résolue sur la voie rapide de la numérisation, mais je constate avec une grande satisfaction que le monde des avocats l’a fait depuis quelque temps aussi. En la matière, les premières années sont les plus difficiles, d’une part parce qu’il est nécessaire de disposer d’un budget sans qu’il y ait toujours un rendement direct et d’autre part parce qu’il faut générer de l’adhésion. A cela s’ajoute le défi que représente le changement. Et il faut aussi que l’ensemble des partenaires trouvent un rythme de changement commun. Ce dernier aspect est surtout essentiel pour l’Ordre judiciaire, les greffes et les barreaux parce qu’ils connaissent le degré d’interdépendance le plus élevé.
Pour réaliser tout cela, nous avons signé le 22 juin de cette année un protocole de coopération entre la Justice et les professions juridiques. Je vois que tous les partenaires en perçoivent l’importance et sont très attachés à cette coopération. Pour les barreaux, il s’agit, dans une première phase, de la création d’une source authentique électronique, de la création d’un registre de l’insolvabilité qui génèrera des dossiers et des procédures électroniques, de la plateforme e-payment pour les paiements électroniques, du registre électronique pour les dossiers et procédures de règlement collectif des dettes, de l’application Salduz, etc.
Du côté de la Justice, nous mettons en place la plateforme e-box (la boîte à lettres électronique) et la plateforme e-deposit (le dépôt électronique des conclusions). Mais l’installation du Wifi dans tous nos bâtiments judiciaires est en cours et le projet pilote Anvers-Hasselt, dans lequel les plaidoiries en matière civile sont menées sur une base volontaire par vidéoconférence, sera étendu à tous les ressorts. Ce n’est qu’une poignée des projets en cours et qui seront tous une réalité à la fin de 2017.
Dans le protocole du 22 juin, les parties ont également convenu que toutes les communications s’effectueraient par un canal sécurisé entre la plateforme ICT de la Justice et celle de l’OVB-OBFG. C’est une nécessité en raison des impératifs de sécurité, d’efficience en termes de coûts, de la standardisation de la coopération et de la rapidité de réalisation des projets. Le SPF Justice et moi-même nous sommes également engagés à créer la base et le cadre juridiques nécessaires pour les projets attribués aux professions juridiques. Au cours des années écoulées, nous l’avons déjà fait pour plusieurs de ces projets et nous poursuivons ce travail. Comme convenu, une base légale sera prévue par projet qui permettra de financer chacun d’eux. Ici aussi, j’ai tenu chaque fois ma promesse, comme mes prédécesseurs l’ont fait également lorsqu’une mission analogue avait été confiée à une des autres professions juridiques.
Nous devons passer rapidement à la numérisation de notre fonctionnement et de notre gestion administrative conjoints et nous le faisons. Vous vous en rendrez compte en 2017. Le plus dur sera de changer nos habitudes. Il en va souvent ainsi dans la vie de tous les jours. Et pourtant, il faut que nous le fassions rapidement pour 2 importantes raisons :
- La première est que nous avons un retard à résorber ensemble. Des millions de citoyens introduisent leur déclaration fiscale par la voie électronique et gèrent leur compte en banque de la même manière. Il faut que cela puisse se faire pour les conclusions et les échanges d’autres documents et informations entre les professionnels de la justice. Nous avons un besoin commun de ce gain d’efficience et de réduction des coûts.
- La seconde est que nous devons pouvoir nous préparer le plus vite possible aux changements plus fondamentaux afin d’en faire notre avantage commun. La numérisation des actes administratifs est une étape que de nombreux secteurs ont déjà franchie et qui est une étape ultérieure s’inscrivant dans la ligne du remplacement de la machine à écrire par un traitement de texte. Nous devons laisser les machines à écrire, comprenez la communication sur papier, derrière nous. 2 manières de travailler, une sur papier et une électronique, durant une période transitoire qui soit de préférence aussi brève que possible parce qu’elle est désavantageuse et lourde pour tous. C’est la raison pour laquelle nous devrons passer à une communication exclusivement électronique à un moment donné. Il n’est plus très éloigné. Et, la base légale étant là, je crains que je devrai imposer cette manière de travailler à un moment donné, en concertation avec l’OVB et l’OBFG, afin de pousser les retardataires à franchir la ligne. Si vous n’en êtes pas un, cette obligation ne vous causera aucun désagrément.
Le défi le plus important, bien qu’il ne fut pas facile à réaliser dans le passé, n’est pas la numérisation de l’Administration, que nous devrons mener à bien ensemble le plus vite possible, mais l’effet de big data, le blockchain, l’intelligence artificielle et quelques autres évolutions encore que nous vivrons indubitablement. Mais ce qui est certain, c’est que leur impact sera important et que cela ne durera plus une décennie. Aussi, je suis heureux que ce séminaire aborde également ces thèmes. Nous ne devons pas craindre les évolutions car la peur est mauvaise conseillère. Il nous faut les analyser, étudier leurs effets pour la société et la Justice, et les mettre alors en œuvre dans les domaines où la Justice peut en tirer avantage et préparer la Justice dans les domaines où elles vont inévitablement la changer.
Je me réjouis de prendre connaissance dans les prochains jours de vos analyses et conclusions sur ce thème et je suis ouvert à tout échange de vues à ce sujet. Nous avons encore un peu de temps, mais plus des années, pour arriver à des conclusions bien réfléchies et passer à l’action.
La numérisation de notre coopération administrative et le passage à son application concrète sur le terrain doivent avoir lieu maintenant. 2017 sera une année importante, durant laquelle, ensemble, nous mettrons en place de nombreux projets. Je tiens à exprimer mes remerciements aux associations de barreaux pour leur grand engagement.
Ensemble, nous pouvons réussir et nous réussirons.