Le ministre de la Justice, Koen Geens, est au cœur de l'actualité politique : son parti, le CD&V, fait de la résistance au sein du gouvernement Michel face à la N-VA sur le projet d'extension des règles de la déchéance de la nationalité pour les terroristes. Pour lui, la volonté de toucher les Belges d'origine immigrée jusqu'à la troisième génération est dangereuse juridiquement et philosophiquement.
Rudi Vervoort (PS) a fait un parallèle polémique entre le projet de déchéance de la double nationalité pour les terroristes et la déchéance de la nationalité allemande pour les juifs sous le régime nazi. A-t-il dérapé ou avait-il raison ?
On est dans une situation différente puisqu'il ne s'agit pas de rendre des gens apatrides. Il s'agit de retirer la nationalité belge à des personnes qui ont une double nationalité et qui sont coupables d'actes terroristes. Reste que l'application de cette déchéance jusqu'à la deuxième ou la troisième génération pourrait être ressentie comme une discrimination par rapport à ceux qui sont aussi des Belges de naissance mais qui n'ont pas une autre nationalité. Cela pose une grande question : est-ce que cette mesure dissuasive, qui ne vaut pour l'instant que pour les personnes naturalisées de la première génération, pourrait être élargie à d'autres d'une manière qui ne serait pas discriminatoire ? La Cour constitutionnelle a dit en 2009 que, pour ceux qui sont Belges par naturalisation, la distinction est valable, on peut discriminer car on doit mériter cette marque de confiance de l'Etat. C'est cette question-là qui fait l'objet de discussions pour le moment au sein du gouvernement.
Mais le problème n'est pas que juridique…
Evidemment. Ce serait facile de se cacher derrière le juridique. Mais, en même temps, c'est une question politique : est-ce qu'on ne stigmatise pas de la sorte ceux qui mènent une vie très paisible et qui se sont parfaitement intégrés ? C'est ce que plusieurs parlementaires d'origine allochtone font remarquer au sein de mon parti.
Le kern a quand même validé l'élargissement de la déchéance de la double nationalité. Mais c'est ambigu : y a-t-il, oui ou non, un accord de la majorité sur la déchéance jusqu'à la troisième génération ?
Le kern était en même temps fort court et fort long : 2 heures 45 pour 12 questions très compliquées. Vous imaginez le rythme de cette réunion… J'avais en tête les problèmes juridiques posés par la déchéance de la nationalité, j'avais aussi en tête l'accord de gouvernement. Lors de ces discussions, pour des raisons évidentes de solidarité, nous avons œuvré dans un esprit de consensus le plus large possible et nous sommes restés dans cet état d'esprit lors de la conférence de presse qui a suivi l'accord en kern. J'avais saisi très vite la volonté de certains d'être très dissuasifs.
Vous parlez de la N-VA, là.
J'ai mes convictions personnelles et celles de mon parti. Mais je dois aussi, comme ministre de la Justice, écrire les textes de cette réforme. Lors de ce kern, la décision était que l'on allait étudier dans quelle mesure on pourrait élargir cette peine à d'autres personnes que celles visées actuellement (les personnes naturalisées depuis moins de dix ans, NdlR). C'est extrêmement compliqué. On n'a pas eu le temps au moment de ce kern de cerner toute la complexité juridique de la question. Avant de discuter de l'opportunité de la mesure, il faut d'abord voir ce qui est possible en droit en fonction de la discrimination potentielle. Les discussions juridiques sont en cours. Cela permet de détendre l'atmosphère, plutôt que d'avoir un débat idéologique qui serait de nature à diviser.
Quelle décision sortira de ce processus ?
Je l'ignore. On avance et on devrait avoir une solution pour vendredi prochain.
Quelle position défendez-vous personnellement ?
Je vous demande humblement de pouvoir faire la distinction : en tant que ministre CD&V, je défends l'idée qu'il n'est pas sage de stigmatiser certaines catégories de la population, en particulier les Marocains et les Turcs. Et, en tant que ministre de la Justice, je dis qu'il y a des choses en droit permises et d'autres pas.
Voilà à nouveau un dossier conflictuel entre CD&V et N-VA. Ça commence à faire beaucoup.
Il y a toujours de la polarisation autour de certains points. Actuellement, on nous voit en opposition avec la N-VA et, à d'autres moments, on nous voit en opposition avec l'Open VLD. Mais, en l'espèce, avec M. Jambon (le ministre de l'Intérieur, N-VA) et avec M. Vandeput (le ministre de la Défense, N-VA) je ne ressens pas cette atmosphère. Dans notre société, nous partageons les mêmes valeurs de base. On arrivera à une solution faisable pour tout le monde.
Le gouvernement ne va donc pas tomber sur la double nationalité…
Non, non, les autres partis comprennent notre position et nous comprenons les leurs. Le CD&V voit que les communautés immigrées contribuent énormément au bien-être de notre pays. Nous avons connu différentes vagues d'immigration. A chaque vague, l'intégration prend son temps. Mais c'est une richesse, cette multiculturalité. Je n'aimerais pas vivre autrement. Mais si nos valeurs de base ne sont pas partagées par certains, il faut tout faire pour intégrer ces derniers. Même chose, par ailleurs, pour des terroristes communistes ou des terroristes d'extrême droite.
Mais le projet de déchéance ne cible pas nommément les jihadistes et les islamistes. Les règles, si elles passent, toucheront n'importe quel terroriste qui aurait la double nationalité.
Oui, si quelqu'un de Russie ou d'Ukraine fait une bêtise ici, évidemment, la même règle s'appliquera. Mais on sait que ce seront les communautés marocaine et turque qui seront touchées par cette mesure, parce que, pour eux, il est particulièrement difficile de perdre la nationalité de leurs ancêtres.