ENTRETIEN - Béatrice Delvaux
Mercredi soir. Koen Geens nous reçoit chez lui, près de Louvain. Il est 18 h, une heure étrange pour être déjà à la maison. C’est que ce ponte du CD&V, ex-vice-Premier ministre, ex-ministre des Finances et de la Justice a annoncé le 25 septembre dernier, à la surprise de beaucoup, qu’il ne serait pas ministre du gouvernement Vivaldi. Explications.
Vous voilà hors du gouvernement : comment vous sentez-vous ?
C’est étrange de le dire dans les circonstances sanitaires actuelles mais, personnellement, je me sens très bien. Le hasard et mon intuition m’ont fait prendre la bonne décision pour moi et les miens. C’était très compliqué car je suis d’une génération qui se sent très responsabilisée, mais c’était une intuition très profonde, formée cet été : « Je ne vois plus comment je peux être suffisamment utile. »
Qu’est-ce qui vous y a amené ?
Avec l’âge (62 ans), quoique je me sente très jeune, le sacrifice de ces heures folles de travail devient plus grand. J’ai 7 petits-enfants et je n’ai jamais été là depuis huit ans. Même avant, j’ai toujours été un père un peu absent. J’étais par ailleurs convaincu que dans les circonstances qui avaient été les miennes, pendant huit ans, j’avais fait tout ce que je pouvais faire, peut-être pas 100 % mais au moins 70 % : j’ai fait réécrire la loi bancaire, réglé l’internement, le service minimum, la recodification et l’informatisation, géré la lutte contre le terrorisme. Chaque matin, j’étais debout à 5 heures pour voir dans les journaux s’il n’y avait pas d’incidents dans les prisons. Une fois sur deux c’était un peu grave, une fois sur cinq assez grave, une fois sur cent très grave. Quand on gère les finances, c’est différent. Mais je n’ai jamais aimé autant une vocation que la vocation politique. Et j’ai adoré le poste de la Justice. Si je n’avais pas eu ce parcours, je serais beaucoup moins heureux. Mais huit ans, c’est long.
Ce n’est pas l’échec de votre mission royale qui a mis un terme, au sein de votre parti, à votre présence dans un gouvernement ?
Seul le Roi connaît la vérité. Moi j’ai la mienne et sans doute d’autres en ont une autre. Mais il est faux de penser que c’est là que j’ai perdu mon enthousiasme. J’ai par après encore fait énormément de choses pour arriver à une solution.
À mes intimes et mes amis, j’ai dit début juillet que je ne voyais plus clair et que je pensais que le moment d’arrêter était là. A un moment, vers la mi-août, il y a eu une très forte conviction chez 5 des 7 candidats présidents du CD&V, en ce compris le président Joachim Coens, que la Vivaldi devait se faire au bout du compte. Alors il faut dire : allez-y, je vais vous aider ! Au congrès d’adhésion, j’ai parlé pendant une demi-heure et je crois qu’à la fin j’ai aidé à convaincre.
Bizarre renoncement pour un potentiel Premier ministre ?
Je ne suis pas quelqu’un qui, comme le caméléon, change de peau si vite. J’aurais vraiment eu des difficultés de crédibilité dans une autre coalition que PS-N-VA – formule que j’avais tellement défendue. Non pas que je sois nationaliste – tout le monde sait que ce n’est pas le cas.
Pourquoi croyez-vous tellement à la nécessité de cette coalition PS-N-VA ?
Quand on est ministre fédéral, on voit que les préférences et les goûts sont différents entre francophones et Flamands, même si j’ose dire que je suis un de ceux qui comprennent le mieux les deux. On ne parle pas toujours de grandes différences, mais elles sont tellement visibles. Même dans une crise comme le corona. L’histoire a montré que nous avons fait une bonne chose dans les années 70-80 et 90 en régionalisant la Culture et l’Enseignement. Dès que la compétence est homogène, cela va : les ministres s’entendent, ils font un accord et l’appliquent à leur façon, pragmatique. Mais dès que la compétence est hétérogène, en raison des compromis historiques que nous avons faits, cela devient très compliqué. C’est vrai pour la Santé et l’Emploi, mais aussi pour les Affaires étrangères.
En route pour le modèle confédéral ?
Je ne veux pas utiliser d’étiquette. Je ne crois pas qu’il faut parler de « confédéralisme ». Il faut homogénéiser au maximum les compétences qu’on régionalise et communautarise. Ou qu’on refédéralise le cas échéant quoique je ne sois pas un grand défenseur de cette dernière méthode.
Prenons un exemple : communautariser les maisons de justice n’a pas été une bonne idée car tout le terrain de l’application des peines est de la sorte hétérogénéisé. Autre exemple : les prisons. J’ai adoré cette compétence mais j’ai senti lors des grèves deux mondes tout à fait différents : la Flandre n’était pas en grève, mais la Wallonie oui, et avec beaucoup de conviction. On voit aussi côté francophone que vous êtes beaucoup plus proches de ce que pense et fait la France alors que nous sommes devenus totalement indépendants de ce qu’on pense aux Pays-Bas.
Le pays est impayable ?
Nous avons trois grands postes budgétaires : la dotation pour les Régions et Communautés – incompressible ! –, la Sécurité sociale – incompressible ! – et les départements fédéraux – compressible ! C’est une donnée qui vous rend fou comme ministre fédéral des Finances car il n’y a pas de marge de manœuvre. Dans les années de Charles Michel, on a réduit les frais de fonctionnement de nos départements de 20 %. Mais cela a une conséquence. Nos hôpitaux sont forts, notre Inami est fort, mais notre département de la santé publique, comme tout département fédéral, est affaibli par la situation budgétaire. Il faut refinancer ce qui reste fédéral comme la Vivaldi va – à juste titre - le faire pour la justice.
Pourquoi n’utilisez-vous pas le terme « confédéral » ?
Je n’ai pas peur du mot – le CD&V l’a utilisé dans son temps en 2001 peut-être même avant la N-VA –, mais je crains sa connotation négative dans le monde francophone. Le vrai problème, c’est que pour des choses très sensibles, on utilise la majorité de l’autre côté pour obtenir gain de cause avec une minorité de son côté.
Vous avez été surpris de découvrir cela au fil des années ?
Non, parce que dans le dialogue communautaire de 2008-2009, j’étais technicien du côté néerlandophone. J’ai découvert alors que c’est seulement au prix de compromis impossibles qu’on pouvait parvenir à une nouvelle réforme de l’Etat. Le travail du tandem Di Rupo-Beke en 2011 l’a bien démontré, quoique fait avec amour et persévérance.
Avec l’échec de la coalition PS-N-VA, on a raté « la » chance historique de refaire le pays ?
Sans doute, mais rien n’est perdu.
La Vivaldi va échouer ?
Du tout, je crois seulement qu’elle aura davantage de difficultés de réussir sur la réforme de l’État même si j’espère profondément avoir tort. À un moment donné, les chefs des deux côtés doivent se trouver. Avec le corona, c’est davantage possible parce qu’on sent que la situation est sérieuse.
Le problème pour les francophones, c’est le porteur du message, la N-VA…
Je comprends à 100 %. L’attitude de certains à la N-VA ces dix dernières années peut avoir blessé et inquiété beaucoup de francophones. Je peux vous dire que je crois que c’est à tort. Il ne faut pas sous-estimer cette vague de populisme. Même à moi, de bons amis ont dit « Koen, tu es formidable, mais tu dois apprendre à parler comme un populiste ». Mais je ne sais pas comment (il rit).
Certaines prises de position dans la suédoise ont rendu la N-VA infréquentable pour certains au PS et chez Écolo ?
Sur le fond, avons-nous déclaré l’état d’urgence ? Avons-nous jamais violé, sauf peut-être dans le cas du Soudan, les droits de l’homme ? Le gouvernement Michel et son ministre de la Justice sont allés très loin dans la défense de nos valeurs fondamentales. Et je suis fier qu’on ait réussi à le faire.
Mais ce n’est pas cela qu’on a retenu ?
Cela montrerait que c’est toujours la polarisation qui prévaut. J’ai souvent dit à mes amis francophones : regardez Valls, Cazeneuve, ils sont plus à droite que la N-VA. Nous avons tout fait pour être dans les règles et l’esprit des règles.
Même pas peur d’être le cheval de Troie du séparatisme ?
Si je l’avais pensé, je n’aurais pas défendu cette formule PS-N-VA. La N-VA a pris ses distances par rapport au séparatisme. Il n’est jamais exclu qu’on manipule, mais je ne crois pas.
Ce serait si grave qu’on soit séparés ?
Je crois qu’aucune partie du pays ne peut se permettre d’être séparée de Bruxelles. Bruxelles a ses faiblesses – nous les connaissons tous – mais c’est un facteur aussi important que le port d’Anvers pour la valeur ajoutée de notre pays. Et donc il est important pour toutes les parties du pays que ces deux éléments restent unis. Bruxelles est aussi vitale pour maintenir le caractère bilingue, européen et multiculturel du pays. Je ne supporte pas les francophones ou les néerlandophones qui n’essaient pas de parler la langue de l’autre. Cela montre qu’on se respecte.
Si vous aviez les clés, que feriez-vous ?
Il faut vraiment rendre cet Etat durable et efficace. D’abord comment forme-t-on un gouvernement fédéral ? On peut imaginer un gouvernement dans lequel siégeraient les plus grands partis des deux côtés, ou qui serait formé selon les traditions bruxelloises. Sinon la formation traîne sans fin et devient l’objet tactique des familles politiques. Ensuite il faudrait ensuite définir quelles sont les compétences homogènes des uns et des autres et voir comment on maintient la solidarité interpersonnelle dont je serai toujours un défenseur ardu.
2030 verra les 200 ans de la Belgique ?
Il y a encore beaucoup de temps avant cette date. J’espère vraiment que ce gouvernement mettra en route une réforme de l’Etat. C’est la promesse qu’il a faite et doit tenir. C’est important. Nous avons tous peur, à gauche comme à droite, des élections prochaines – en 2024 en principe. Parce qu’on ne sait pas ce qu’il va advenir du populisme international. Il faut franchir ce cap par une réforme de l’Etat figée, au moins dans ses principes.
Vous ne craignez pas que le corona accapare toutes les énergies ?
Les qualités d’un gouvernement, d’un homme politique ou d’un ministre se mesurent à sa capacité à gérer les incidents, et le long terme.
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Effrayé par la situation sanitaire belge ? Je ne veux surtout pas être la belle-mère. C’est compliqué chez nous comme en Allemagne, en Italie ou en France. Il faut tenir jusqu’à fin 2021, et il faut mieux cibler les mesures si on veut maintenir la cohésion sociale. Les petits jeux ...
Effrayé par la situation sanitaire belge ?
Je ne veux surtout pas être la belle-mère. C’est compliqué chez nous comme en Allemagne, en Italie ou en France. Il faut tenir jusqu’à fin 2021, et il faut mieux cibler les mesures si on veut maintenir la cohésion sociale. Les petits jeux entre Anvers et Bruxelles, la Flandre et la Wallonie n’ont pas servi à grand-chose. C’est du court-termisme. Le bel exemple qu’a donné M me Berx, gouverneure à Anvers, aurait dû être suivi. Il ne faut pas être un grand scientifique pour savoir que quand beaucoup de jeunes sont déjà infectés, les vieux le seront plus tard, ou que quand beaucoup d’Anversois sont infectés, les Bruxellois vont l’être aussi. L’idéologie dans la lutte contre une telle pandémie est totalement déplacée, aux Etats-Unis d’abord, mais aussi chez nous.
Sophie Wilmès et son gouvernement ont failli ?
On découvrait, il fallait inventer la gouvernance, le CNS, le Gees, le Celeval. La Première ministre a été totalement de bonne foi et elle a géré cette crise avec une force et une intelligence remarquables, jour après jour, de concert avec les ministres présidents. Ce n’était pas facile. Il fallait trouver les Coene de la crise financière et les Van Leeuw de la lutte contre le terrorisme. Et on a donc trouvé Pedro Facon, homme de 39 ans qui fera encore énormément de bien.
B.DX.
La politique, c’est fini ? Je suis devenu un parlementaire dévoué. J’ai déposé cette semaine deux propositions de loi. Je vis à un autre rythme. Je me sens un peu comme en première primaire, je découvre et je suis heureux. Vous attendez que votre heure revienne ? Non. On passe ...
La politique, c’est fini ?
Je suis devenu un parlementaire dévoué. J’ai déposé cette semaine deux propositions de loi. Je vis à un autre rythme. Je me sens un peu comme en première primaire, je découvre et je suis heureux.
Vous attendez que votre heure revienne ?
Non. On passe un cap. Pour moi, apparemment, c’était 60 ans et donc on veut encore faire du bien mais pas à tout prix. Je lis Hillary Mantel sur Cromwell, le Royaume de fer sur la Prusse et sur Charlemagne comme fondateur d’Europe. J’ai un tel arriéré de lecture que cela va prendre toute ma vie. Je ne suis pas dans le trou noir : je lis, j’écris, je réfléchis.
La personne qui vous a le plus impressionné ?
J’ai une très grande estime pour Elio Di Rupo. C’était un homme de parole, très précis, méticuleux, empathique, il vous écoutait et en fin d’un conseil des ministres on savait en général précisément à quoi il s’engageait et on était sûr que cela se ferait. C’était remarquable. Avec Elio je n’ai jamais été déçu et il m’a vraiment impressionné. Je crois vraiment que c’est quelqu’un de courageux qui essayera toujours tout pour le bien-être du pays, qui lui a tout donné. Mais c’est surhumain par moments.