Le gouvernement vient d’autoriser les assemblées générales en ligne. D’après les experts, cette décision n’a rien de dérisoire : « La crise interdit de se réunir alors que les besoins sont plus cruciaux que jamais ».
Depuis la semaine dernière, toute entreprise ou association peut organiser son assemblée générale par la voie numérique même si ses statuts ne le prévoient pas spécifiquement. Une autre possibilité consiste à reporter la réunion, de 10 semaines tout au plus. Cette décision fait partie d’un premier train de mesures prises par le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) en vertu des pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement fédéral. Elle répond à une question pertinente : comment organiser les assemblées générales en pleine crise sanitaire ?
Une assemblée générale n’est pas une futilité. « En principe, le conseil d’administration doit soumettre les comptes annuels à l’approbation des actionnaires dans les six mois qui suivent la clôture de l’exercice », rappelle Frederik Van Overtveldt, avocat au cabinet Caluwaerts Uytterhoeven. L’exercice de la plupart des entreprises s’étend du 1er janvier au 31 décembre. L’assemblée générale doit donc se tenir le 30 juin au plus tard. « Les sociétés doivent déposer leurs comptes à la Banque nationale 30 jours après leur approbation et sept mois au plus après la clôture de l’exercice », ajoute notre interlocuteur.
Une assemblée par écrit
Si le confinement ne constitue pas, pour la majorité des entreprises, un problème insurmontable, l’impossibilité d’organiser l’assemblée générale est plus qu’un simple contretemps. Les actionnaires peuvent, certes, se contenter d’approuver par écrit les propositions du conseil d’administration. « Mais uniquement si tout le monde est d’accord », nuance Frederik Van Overtveldt. Pour peut-être 90 % voire 95 % des entreprises, pour lesquelles il existe une unanimité, l’assemblée peut donc tout simplement se dérouler sur papier. La procédure prend fin à l’arrivée de l’ultime document portant approbation. Si les opinions sont partagées, il est également possible de recourir aux procurations. Frederik Van Overtveldt évoque l’exemple d’une société dont la dizaine d’actionnaires familiaux sont divisés en deux camps : ici, chaque groupe pourrait donner procuration à un mandataire. « Ce qui exige de s’entendre sur un certain nombre d’aspects pratiques », fait-il remarquer.
Mais les opinions peuvent diverger bien plus que cela, surtout au sein des grands groupes. « Plus les actionnaires sont nombreux, plus cette probabilité est élevée », confirme l’avocat. Dans ce cas de figure, l’entreprise peut donc désormais faire appel aux moyens de communication électroniques. C’était déjà le cas avant, mais les statuts devaient l’y autoriser. « Ce qui était rare », conclut Frederik Van Overtveldt.
Une nécessité !
La question de la tenue des assemblées générales annuelles peut sembler bien dérisoire, en ces temps où les sociétés cherchent avant tout à garder la tête hors de l’eau. Une réflexion que Bernard Thuysbaert, managing partner du bureau de conseil Deminor, conteste : « Les entreprises ont beau vivre une situation inédite, elles n’en restent pas moins tenues de clore correctement l’exercice 2019. Elles doivent prendre un certain nombre de décisions, par exemple au sujet du dividende et des réserves à constituer. Elles doivent également émettre des pronostics à propos de la période qui suit la clôture du bilan et donc, en l’occurrence, sur les répercussions de la crise sanitaire sur leurs résultats ».
C’est évidemment là que le bât blesse : comment évaluer l’incidence d’une crise dont personne ne peut prédire la durée ? Comment calculer, par exemple, les conséquences financières d’un arrêt des activités qui s’étalerait sur plusieurs mois ? Pour Bernard Thuysbaert, « tout cela peut engendrer des divergences d’opinion au sein du conseil d’administration ; c’est d’ailleurs sain, le conseil d’administration a aussi pour mission d’inciter la direction à pousser sa réflexion encore plus loin ».
Autre nécessité : les assemblées destinées à discuter de mesures d’urgence. Bernard Thuysbaert songe à la procédure de la sonnette d’alarme, qui doit être enclenchée quand l’actif net tombe sous la moitié du capital social. D’après les textes, une assemblée générale extraordinaire doit alors statuer sur une éventuelle cessation des activités. Bernard Thuysbaert pointe d’ailleurs cette contradiction : « La crise interdit de se réunir, alors que les besoins sont plus cruciaux que jamais. Je conseille de faire tout ce qui est possible pour maintenir le dialogue avec les actionnaires. »
Une source de litiges
Bernard Thuysbaert n’exclut pas que la question puisse provoquer des litiges. « Un avocat a d’ores et déjà menacé de contester les décisions arrêtées par une assemblée générale au prétexte qu’elles avaient été prises par la voie numérique, une possibilité que les statuts ne prévoyaient pas », relate-t-il. Les dividendes vont probablement aussi prêter à discussion. « Il existe énormément de PME dont l’actionnariat familial dépend des revenus des dividendes », rappelle notre expert.
Le dividende, un peu partout, fait grise mine. En Bourse, on constate que les banques, notamment, renoncent à distribuer leurs bénéfices. Bernard Thuysbaert rappelle que le dividende est l’un des postes constitutifs des comptes annuels, lesquels sont déposés avant la convocation de l’assemblée générale. « Il est impossible d’annoncer tout simplement, lors de l’assemblée, que les comptes sont modifiés, dit-il. Le conseil d’administration devra sans doute établir de nouveaux comptes et convoquer une nouvelle assemblée, sans quoi il s’expose à des actions en justice. » Notre expert songe, par exemple, au cas des grands investisseurs institutionnels qui votent par procuration : les mandataires dont le client n’a pas eu l’occasion d’examiner les comptes annuels modifiés n’ont pas le droit de voter. « Il serait regrettable que cette situation exceptionnelle entraîne des conflits juridiques », estime-t-il.
Assemblée numérique
Diverses organisations ont été très promptes à réagir. Ecopower, une coopérative qui finance des projets d’énergie renouvelable, a invité il y a deux semaines déjà ses membres à participer à sa première assemblée générale en ligne. « Nos statuts ne prévoient pas cette possibilité, mais nous nous attendions à ce que la loi soit votée, affirme Camille Meeùs, la porte-parole de l’organisation. Nous tenons, quoi qu’il arrive, à informer nos membres, à leur présenter les chiffres et à leur donner l’occasion de poser des questions. Un report ne serait de surcroît pas dépourvu d’implications. »
L’assemblée générale de l’an passé avait d’ailleurs déjà été diffusée en direct. « Il n’était toutefois pas possible de voter ou de poser des questions par ce biais. Cette fois, ça le sera, précise Camille Meeùs. Nous demandons cependant aux actionnaires de nous faire parvenir leurs questions à l’avance. Nous recensons déjà 1.030 inscriptions : il serait difficile de permettre à tout le monde de s’exprimer en même temps. »
En 2019, la diffusion avait été suivie par 250 personnes. « Nous sommes nous-mêmes un peu surpris par le nombre d’inscriptions cette année, concède Camille Meeùs. Visiblement, les gens accordent de l’importance au sujet. Ils y voient peut-être aussi une occasion de se distraire, à présent qu’ils sont bloqués chez eux. » Une fois la crise passée, la coopérative n’a pas l’intention d’en rester exclusivement au numérique. « Nous continuerons à permettre une participation à distance, mais dans la mesure du possible, nous rétablirons les réunions physiques. L’assemblée générale est une excellente occasion d’apprendre à connaître un peu les gens », conclut la porte-parole.