Jacques Hermans
Abonnés Publié le vendredi 14 février 2020 à 21h44 - Mis à jour le vendredi 14 février 2020 à 22h23
Koen Geens, l'homme qui voulait être Premier ministre. Portrait.
Son côté boy-scout "toujours prêt" séduit ou agace mais ne laisse personne indifférent. Coulé dans le moule des mouvements de jeunesse, le Brasschaatois est toujours "au four et au moulin". Il veille au grain et a presque toujours le moral hissé haut. Toujours prêt… et avec le sourire. Imperturbable, il gère. Pugnace, déterminé, le vice-Premier CD&V ne s’en cache pas : "Je ne change pas facilement d’avis." L’homme a une parole, il garde son cap et son sang-froid. Il sait bien qu’en politique, "Panta rhei" : "Tout bouge". Affichant une assurance d’airain, ce travailleur acharné et exigeant garde un côté bienveillant que trahit son éternel sourire… désarmant. Ne jamais paniquer car les ingrédients de la réussite s’appellent : confiance, optimisme, endurance et discrétion.
Il tisse sa toile…
À coup sûr, Koen Geens s’y voyait déjà. Où donc ? En haut de l’affiche, c’est-à-dire au 16, rue de la Loi. Pour Rik Torfs, professeur de droit canonique à la KU Leuven, qui a souvent croisé Koen Geens lorsqu’il fut lui-même député, cela ne fait aucun doute. Oui, il croit en sa bonne étoile, il revendique sa place dans les livres d’histoire. Il sait que le bonheur est le résultat de l’action juste.
En Flandre, on percevait évidemment ces jours derniers un étrange bruit de bottes autour des postes de commandement du PS et du MR. Les Flamands imaginaient déjà cette guerre des chefs wallons en prélude à de nouvelles élections qui semblent poindre à l’horizon… Mais rien ne perturbait l’émissaire royal qui avait l’ambition de sceller le sort du PS wallon à celui de la N-VA flamande en vue de former un gouvernement fédéral. Pour danser le tango, il faut être deux : "It takes two to tango". Le démineur espérait tisser sa toile. Et que personne ne perde finalement la face. Mais, à l’évidence, le fossé entre Paul Magnette et Bart De Wever était finalement trop profond.
Ne pas lâcher la N-VA
La pression venait surtout de son propre parti, le CD&V qui répétait à l’envi qu’il n’y avait qu’une seule option : une alliance entre N-VA et PS. S’embarquer dans une coalition Vivaldi (socialistes, écologistes, libéraux et le CD&V sans la N-VA) était un scénario parfois évoqué dans le sud du pays. Il était néanmoins jugé suicidaire pour les démocrates-chrétiens flamands.
Le président Joachim Coens préférait ne pas s’embarquer avec les socialistes, les libéraux et les verts : ils leur reprochent de faire du zèle concernant les questions éthiques discutées au Parlement. Un vrai dilemme pour Koen Geens. Interrogé par La Libre, le pronostic de l’ancien recteur de la KU Leuven était d’ailleurs assez sombre. Rik Torfs affirmait que "si le CD&V lâchait la N-VA et se lançait dans l’aventure d’une coalition Vivaldi, il ne pourrait plus jamais prétendre à la prestigieuse fonction de Premier ministre ni même espérer obtenir un portefeuille ministériel dans un prochain gouvernement fédéral. Dans ce cas, le parti subirait le même sort que le CDH", pronostiquait notre interlocuteur.
Koen Geens savait fort bien qu’il s’opposerait au ‘njet’ de la très populaire Hilde Crevits : plus de 130 000 voix de préférences en Flandre occidentale au dernier scrutin. La vice-Première flamande refusait de se retrouver dans une situation où, pendant cinq ans, le CD&V dans une coalition Vivaldi au fédéral subirait les tirs nourris et continus de la part de la N-VA en Flandre…
Tout cela compliquait éminemment la mission royale de Koen Geens. La vice-Première ministre flamande exigeait un environnement stable afin de gérer ses compétences en Flandre comme il le faut, sans devoir éteindre des incendies à tout bout de champ…
"Gene Gewone"
Pour espérer réussir, Geens devait déployer des trésors d’ingénuité. Dans le Brabant flamand où il habite, il passe pour le "ministre au sourire". Il se sent soutenu par ses électeurs, fort de ses 45 600 voix de préférence. L’avocat fit campagne avec ce slogan qui intrigue : "Gene Gewone", librement traduit : "Pas n’importe qui". On pourrait y décoder aussi l’homme qui sort de l’ordinaire, en dehors des sentiers battus… Pas comme les autres, et rejoignant la tradition du parti, le vice-Premier se fait volontiers appeler "Koen" (Zeg maar Koen) par son fan-club. Sous le ciel flamand, on apprécie son côté "family man" qui aime passer du temps avec son épouse et ses trois enfants comme on peut voir sur son site personnel www.koengeens.be. Ses enfants assurent que "Vake" arrive à dompter le temps "en planifiant seize choses endéans l’heure".
Koen Geens n’a pas, en Belgique francophone, la notoriété d’un Bart De Wever ni d’un Jan Jambon. Né il y a 62 ans dans la même commune que son adversaire en politique Jan Jambon, c’est à Brasschaat qu’il passe son enfance. Il fréquente le collège St Jean Berghmans à Merksem. Ses parents étaient tous deux germanistes. Il a bien failli terminer philologue lui aussi, mais opte finalement pour le droit. Ce fort en thème, diplômé en droit de la KU Leuven (avec la plus grande distinction), obtient le grade de docteur en sciences juridiques. Peu de temps après, il part aux USA et décroche un Master of Laws à Harvard.
La fille de Jos Dupré
De retour au pays, il s’installe avec son épouse à Huldenberg près de Louvain. Il est nommé chargé de cours puis professeur à la KU Leuven à l’âge de 34 ans. Il se spécialise en droit fiscal et en droit des sociétés. Le jeune avocat excelle dans l’art du compromis, affirme l’ancien député CD&V Stefaan De Clerck dans De Morgen : "La politique, c’est son biotope naturel, il s’y sent à l’aise." Rik Torfs, étudiant en droit à la KU Leuven qui fut son aîné d’un an, confirme. "Issu d’une famille catholique, juriste formé à Leuven, le jeune homme était promis à une carrière au sein du CD&V."
Comme pour valider cette option, il rencontre l’élue de son cœur sur les bancs de l’université : il épousera Griet Dupré, la fille de l’ancien ministre CVP Jos Dupré. Fort de son expérience acquise aux États-Unis, Geens fait ses armes à la KU Leuven. Depuis 1989, il combine une carrière d’avocat et enseigne le droit à la KU Leuven. Il participe à la rédaction du nouveau Code des sociétés et présidera de 2001 à 2012 la commission d’enseignement pour la faculté de droit à Leuven. Plusieurs réformes sont menées à bien sous son autorité.
La KU Leuven le nomme professeur ordinaire en 1993. En 1994, il fonde avec son associé Xavier Dieux le cabinet d’avocats Eubelius. Présent sur tous les fronts, c’est aux côtés de Stefaan De Clercq qu’il participe à la refondation du CD&V lorsque Guy Verhofstadt est Premier ministre dans les années nonante. En 2003, il a été pressenti pour accéder à la présidence du parti mais c’est finalement Yves Leterme qui a été élu.
Patient, il attendait son heure
En 2007, il est appelé à diriger le cabinet du ministre-Président flamand Kris Peeters. L’avocat d’affaires y apprend l’art du compromis politique. Indéniablement, son carnet d’adresses s’étoffe, "son expertise pendant la crise bancaire valait de l’or", souligne Yves Leterme dans De Morgen.
En 2009, le cabinet d’avocat où il travaille défend le syndicat chrétien ACW dans le scandale mettant en cause Dexia. À ce moment-là, il brigue la fonction de recteur à la KU Leuven mais c’est finalement Mark Waer qui l’emporte. Le centriste a aussi la fibre sociale même si on lui prête une sensibilité plutôt à droite au sein de son parti. Rik Torfs affirme que l’homme a de l’ambition à revendre : "Rien ne l’arrête. Patient, il attend son heure."
En mars 2013, il accepte le portefeuille des Finances dans le gouvernement Di Rupo. On retiendra qu’il a réussi à convaincre les libéraux de relever la taxation sur les bonus de liquidation, une mesure pas vraiment attendue dans le chef d’un ancien avocat d’affaires dont la sensibilité politique se situe plutôt à droite. Nommé ministre de la Justice en octobre 2014 dans le gouvernement Michel I, il entreprend plusieurs réformes, parfois contestées, mais a toujours su maintenir un dialogue constructif avec les magistrats, les avocats, les notaires. Un interlocuteur nous confiait il y a quelques jours : "Il ne faut pas le sous-estimer, il peut créer la surprise quand d’autres n’y croient plus." Une prédiction et un credo qui ne se seront finalement pas réalisés, fracassés sur les exclusives des uns et des autres…
Source: La Libre