Koen Geens (61 ans), le ministre de la Justice du gouvernement Michel, nous reçoit en son cabinet pour dresser le bilan de son action et de ses multiples réformes, pas toutes abouties. « Je fais un beau métier mais comme tous les beaux métiers, c’est dur ». Il s’en est ramassé, des revers : grève dans les prisons, colère des magistrats, attentats terroristes par des criminels déjà connus de la justice… Un mandat qui s’achève de façon dramatique avec le meurtre de Julie Van Espen par un violeur récidiviste et… libre, dans l’attente d’une décision en appel.
De toutes vos réformes, quelle est celle dont vous êtes le plus fier ?
La réforme de la loi sur l’internement, qui datait de 1930. Pour ces personnes qui rencontrent des problèmes psychologiques ou physiques et dont le jugement est affaibli, on prend désormais des mesures de soin et non plus des sanctions, et ces mesures ne sont plus nécessairement prises « à vie ». J’ai réussi à sortir 700 internés des prisons pour les confier à des centres de psychiatrie légale (à Gand et Anvers) ou à de plus petites structures comme Les Marronniers à Tournai. Il reste encore 500 internés actuellement dans les prisons, dont à Paifve et Merksplas.
Et votre plus grand regret ?
Je ne vis pas de regrets sinon on devient un homme très triste.
Votre grande réforme du code pénal, « votre bébé », n’a pas été votée à cause de la chute du gouvernement…
Ça peut paraître frustrant car tout était prêt. Mon successeur n’aura plus qu’à reprendre les textes et à convaincre.
Vous voudriez rempiler comme ministre de la Justice ?
Lorsque j’étais ministre des Finances, j’avais osé dire que j’aimerais prolonger. Et je suis devenu ministre… de la Justice. Donc cette fois, je me tais.
Question à la mode : êtes-vous candidat Premier ministre ?
Non ! On n’est jamais candidat à un tel poste et puis, je pense que mon parti le CD&V n’aura pas le poste.
Voulez-vous vider ou remplir les prisons ? Vos mesures allaient tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre…
Je suis ministre fédéral et je dois concilier différentes visions sur le sujet. Au Nord du pays, on est globalement plus à droite (et plus en faveur des prisons) qu’au Sud. J’ai réussi à faire passer la surpopulation carcérale de 11.900 à 10.500 détenus, tout en perdant 1.000 places (fin de Tilburg, fermeture partielle de Forest…). J’ai fait rapatrier 1.700 détenus étrangers, 6 mois avant la fin de leur peine. Et puis, il y a l’alternative du bracelet électronique, fort utilisé. Trois projets de prison vont se concrétiser dans un avenir proche : Haren (1.190 places, ralenti par des recours administratifs), Termonde (444) et Anvers. Et on a aussi des projets de nouvelles prisons sur Vresse-sur-Semois, Verviers (240), Liège (312) et Bourg-Léopold. Au total, 10 nouveaux bâtiments nous permettront de passer de 9.400 places à 11.000 places.
Mais à quoi sert la prison, quand on voit toutes ces récidives ?
Le monde est devenu de plus en plus répressif, mais il faut intégrer d’autres types de réponses qui permettent de diminuer la récidive.
Avez-vous lu le livre « Pourquoi libérer Dutroux », qui s’interroge sur le sens et le rôle de la prison ?
Oui, j’en ai pris connaissance. Chez une grande partie des détenus, la prison provoque les remords et une prise de conscience, ainsi qu’une volonté de réparation du dommage civil et pénal. L’environnement est douloureux pour eux, en principe, ils ne commettront plus de nouveaux faits une fois dehors. L’être humain normal ne récidive pas. Mais une partie d’entre eux va pourtant récidiver. Et du coup, on remet en question tout le régime pénitentiaire !
Que faire alors ?
Il faut toujours voir de quelle personne on parle. Pour les cas spéciaux, la peine de prison était-elle la bonne mesure, ne fallait-il pas l’interner ? Pour ceux qui restent en prison, qui sont faibles, démunis, qui ont toujours vécu dans la marginalité et qui font d’incessants allers-retours en prison (pour des histoires de drogue, de délinquance sexuelle…), il faut les soigner, les confier à des psychologues et des psychiatres. Il en va de la sécurité du détenu et de nous tous. Je me suis battu 4 ans pour que l’Inami se charge financièrement des détenus car les soins actuels disponibles en prison sont nettement insuffisants. Il faut absolument que l’on s’occupe d’eux car le but final est de les réintégrer un jour. J’ai demandé 200 millions de plus pour l’administration pénitentiaire. Attention, je ne dis pas que les prisons vont devenir des hôtels 5 étoiles !
Vous parlez comme l’avocat de Dutroux qui dit qu’on laisse pourrir son client en prison. Auriez-vous pu devenir l‘avocat de Dutroux ?
J’ai été avocat pendant 25 ans, mais plutôt spécialisé dans les affaires commerciales. Mais même si j’avais été un pénaliste, j’aurais refusé. Humainement, je n’aurais pas été capable de défendre Dutroux. Certes, tout suspect a droit à un avocat mais, personnellement, surmonter les passions quotidiennes de cette affaire, faire le travail avec loyauté vis-à-vis du client, surmonter l’émotion… Cela aurait trop énorme pour moi.
Dutroux sortira-t-il un jour de prison ?
Après l’affaire Dutroux, on a transféré le pouvoir de décision du politique au pouvoir judiciaire. C’est le Tribunal d’application des peines qui décidera, et pas le ministre.
Propos recueillis par Françoise De Halleux
Propos recueillis parFrançoise De Halleux
À trois reprises, Geens pense à démissionner
Le 22 mars 2016, Ibrahim El Bakraoui se fait exploser à l’aéroport de Bruxelles National. Il était en liberté conditionnelle et donc, en principe, sous surveillance. Arrêté en Turquie, il avait été renvoyé aux Pays-Bas sans que notre pays n’en soit informé par les autorités turques. Dans la foulée de Jan Jambon, Koen Geens présente sa démission, le Premier ministre Charles Michel la refuse.
Le 29 mai 2018 à Liège, Benjamin Herman profite d’un congé pénitentiaire pour tuer en pleine rue deux policières et un étudiant. Koen Geens envisage la démission mais, après deux nuits blanches de réflexion, ne la présente pas.
Le 7 mai 2019, Steve Bakelmans tue Julie Van Espen et la jette dans le canal Albert à Anvers, après avoir tenté de la violer. Le suspect est un violeur récidiviste, libre car le juge n’a pas ordonné son arrestation immédiate et que son procès en appel est reporté.
Lors de ces trois drames, les yeux se sont tournés vers la justice et ses failles, et donc aussi sur le ministre Koen Geens.
Décision dans les 10 minutes
Quand un ministre doit-il démissionner ? « Une démission doit être appréciée par le Premier ministre, par le ministre en question, et par le président de parti », répond Koen Geens. « Si le Premier ministre me l’avait demandé, je l’aurais fait. Ou si mon président de parti avait jugé ma position intenable vis-à-vis de la population, je l’aurais fait aussi. Et en troisième lieu, il y a votre propre conscience. Concernant l’affaire de Julie Van Espen, je me suis dit : si je dois démissionner, la décision doit être prise dans les 10 minutes. Et j’ai décidé de continuer. Mon administration n’est pour rien dans ce drame. Cela aurait créé un précédent de démissionner dans ces circonstances ».
Et pour Benjamin Herman, n’y a-t-il pas eu un couac dans la transmission des infos au sein de l’administration pénitentiaire ? Certains gardiens avaient vu qu’il s’était radicalisé, au contact d’autres détenus. « Ça, c’est vous qui le dites ! Il y avait une phrase dans un rapport mais pas de quoi le ficher sur la liste CelEx (détenus radicalisés) ou celle de l’OCAM. Vous me dites que c’est la prison qui l’a transformé, mais je ne suis pas d’accord. Il n’y a pas que la prison. Mais je n’en dirai pas plus, l’enquête pénale est toujours en cours ».
Un buste offert par des détenus
Wallonie : Koen Geens aime passer de petits séjours à Hastière-Lavaux, près de Givet. Il a aussi déjà monté le Mur de Huy à vélo. Mais il était plus jeune. Et quand il était encore plus jeune, il a fait quelques camps scouts dans nos Ardennes.
7 fois grand-père : en 6 ans de temps, il a eu 7 petits-enfants ! Ils appellent leur papy « Vake » (contraction de vader et de « ke » qui signifie petit). Une grande peinture réalisée par deux d’entre eux garnit la salle de réunion du ministre.
Cadeau : les internés de Gand ont offert au ministre une sculpture réalisée par leurs soins. Un buste féminin en pièces de puzzle, fabriqué à partir d’une ancienne porte de prison.
Pénurie de magistrats : « Ne pas être parvenu à concrétiser l’autonomie de gestion est un gros regret pour moi, mais après l’accord de juin 2018, il y a eu la chute du gouvernement. Le cadre est rempli à 90-92 % pour les magistrats et à 80-85 % pour les greffes et employés des palais. J’ai demandé 130 millions € supplémentaires pour la magistrature (personnel et fonctionnement) pour la prochaine législature. Il faudra mettre ces moyens additionnels là où ils sont nécessaires ».
Réforme de la cour d’assises : la fin des procès d’assises, telle que décidée par le ministre Geens, a été contrecarrée par la cour constitutionnelle. Mais Geens ne renonce pas à une réforme. « Ce débat passionne le public mais je reste partisan d’une cour d’assises avec un jury mixte (expert/peuple) ».
Des amis ? Koen Geens s’est-il fait des amis au gouvernement ? « Pas des amis au sens amitié. En politique, il vaut mieux garder ses distances sinon on se rend vulnérable. Et puis, on n’aime pas décevoir ses amis. En politique, on doit le faire souvent. Cela dit, je me suis très bien entendu avec le Premier ministre Charles Michel ».