Pour en parler, nous avons réuni 4 acteurs clés du secteur autour de Koen Geens, ministre de la Justice.
Quelle place occupent la digitalisation et l’intelligence artificielle dans le secteur juridique ?
Koen Geens : « La digitalisation constitue un défi énorme, d’autant plus qu’au niveau de l’informatisation « normale », nous avons toujours eu des arriérés importants. Concernant l’intelligence artificielle, il est essentiel de se pencher sur le contrôle humain de la véracité des données introduites dans les modèles prédictifs. Ceux-ci ne doivent pas suivre leur propre cours ; une intervention humaine reste nécessaire ! »
Christophe Tilquin : « Il faut en effet garder ce contrôle final humain et garder à l’esprit les singularités existant dans certains jugements. La prédictibilité est toutefois un secteur dans lequel il faut avancer, car elle peut servir d’indicateur, d’aide à la décision. Du côté de la digitalisation, les grands cabinets sont équipés d’outils intégrés, qui réalisent plusieurs fonctions différentes. C’est beaucoup moins le cas dans les petits cabinets et chez les avocats indépendants ; globalement, ils ne sont pas conscients de l’intérêt d’outils comme les progiciels de gestion et n’ont qu’une vue partielle de l’informatique, notamment un usage efficace des bases de données et documentaires. »
Carine Lecomte : « Même dans les plus grands cabinets, les avocats sont souvent passés à côté d’une série d’étapes dans la digitalisation, comme les CRM, les ERP et les DRM. Concernant l’intelligence artificielle, l’objectif doit être de développer des outils d’aide à la décision. Ils vont accompagner le juriste dans son travail, lui donner la possibilité d’évacuer des tâches répétitives et fastidieuses, lui permettre de se concentrer sur ce qui fait sa valeur ajoutée, son cœur de métier, sa spécificité : le conseil aux clients et l’ingénierie juridique. »
Christophe Tilquin : « Dès qu’on parle informatique, on fait souvent référence à l’anticipation, la robotique ou l’intelligence artificielle. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a d’abord toute l’informatique de gestion du quotidien : elle présente encore un potentiel énorme, car on ne l’utilise toujours pas aujourd’hui de manière optimale. »
Paul-Étienne Pimont : « Nous vivons un paradoxe rendant très complexe le recours à l’intelligence artificielle. D’un côté, la matière juridique est extrêmement structurée, ce qui permet, dans certains domaines, d’arriver à extraire des algorithmes. De l’autre, derrière les données, l’humain occupe une place majeure en termes de conceptualisation juridique. Autre difficulté si l’on veut que l’intelligence artificielle se développe : il est fondamental d’avoir accès à une majorité, voire à une exhaustivité, de la jurisprudence et des jugements des cours et tribunaux. Vient ensuite la question de savoir ce que l’on fera de ces données, notamment en termes de prédictibilité. »
David Du Pont : « Depuis la crise financière, les clients veulent plus de services à des honoraires réduits, en particulier dans le domaine du droit des affaires. Ceci nous contraint à revoir notre manière de travailler et d’utiliser les nouvelles technologies au quotidien. Plus généralement, je crois que la digitalisation va créer plus d’égalité en termes d’avis juridique, c’est-à-dire que cela va permettre aux gens d’accéder plus facilement et à moindre coût à des contrats ou conseils juridiques standardisés. En ce qui concerne l’intelligence artificielle, c’est bien la combinaison du travail des juristes et des logiciels qui aboutira à un résultat de qualité à même de satisfaire nos clients. »
Quel impact aura la révolution numérique sur vos métiers ?
Koen Geens : « Je rejoins l’idée d’une banque de données collective regroupant, si possible, toutes les décisions des cours et tribunaux. Faire en sorte que le juge puisse connaître ce que d’autres ont décidé dans des cas similaires constitue un progrès énorme. Le justiciable attend une égalité de traitement, une comparabilité entre ce que dit un juge à Furnes et un autre à Neufchâteau. Par ailleurs, il faut parvenir à concilier ces différents éléments que sont la prédictibilité, la sécurité juridique, l’égalité de traitement et le sur-mesure. »
David Du Pont : « L’élément stratégique sera toujours présent de sorte qu’une intervention humaine, par exemple dans le cadre de négociations ou de procédures, sera toujours nécessaire. Cet élément permettra aux spécialistes de continuer à apporter de la plus-value. »
Paul-Étienne Pimont : « Je n’apprécie pas les termes « intelligence artificielle », car ils sont déshumanisants. Je préfère parler « d’intelligence augmentée », en ce sens que l’outil informatique nous amène une connaissance plus vaste nous permettant de prendre une décision plus riche, mieux étayée. N’oublions pas non plus que le but du jeu est d’être dans l’optimisation, non pas dans la standardisation ; celle-ci pourrait être dangereuse ! »
David Du Pont : « La standardisation pourrait être une bonne chose si elle est de haut niveau, car elle permettra l’accès à la qualité à un coût moindre. Les particuliers et les petites entreprises pourraient par exemple disposer d’une série de contrats standardisés de bonne qualité pour effectuer leurs transactions quotidiennes. »
Paul-Étienne Pimont : « La standardisation peut être en effet extrêmement intéressante pour le justiciable quand il s’agit d’accéder à une information juridique de premier niveau. Ma crainte est que soudainement, l’avocat et le magistrat entrent dans une certaine paresse intellectuelle, qui ferait que le génie du droit, qui est une matière extrêmement vivante, se perde. Peut-être suis-je un peu idéaliste dans la conception du droit… »
Carine Lecomte : « Les outils d’intelligence dite artificielle n’ont certainement pas vocation à remplacer l’expert qu’est le juriste ou le magistrat dans son travail de compréhension et d’analyse du dossier qui lui est soumis. Ces outils doivent lui servir à mieux se concentrer sur l’output qu’il souhaite obtenir. Pour le juriste, il s’agit de défendre son client et de maximaliser les chances de succès dans le dossier qui l’occupe. Pour le magistrat, il s’agit de lire le droit de la meilleure façon possible, en espérant que sa décision ne soit pas interprétée différemment par un autre niveau de juridiction. Le travail juridique et la spécificité du droit sont beaucoup trop complexes et subtils que pour pouvoir être entièrement automatisés. »
Christophe Tilquin : « C’est une très bonne chose d’avoir des bases de données de plus en plus facilement accessibles. Mais qu’en faisons-nous ensuite ? C’est une chose de compiler l’information ; c’en est une tout autre de traiter cette connaissance par la suite pour arriver au résultat le plus optimal pour le justiciable ! Au vu de l’état de l’intelligence artificielle aujourd’hui et de la complexité du monde juridique, nous ne sommes pas encore en mesure de pouvoir trouver l’information nécessaire. Les avocats ont souvent l’impression de rechercher une aiguille dans une botte de foin. »
Koen Geens : « Le choix des variables dans un algorithme est déterminant ; si l’une des variables essentielles ne figure pas à la base de l’algorithme, on est face à un gros problème. Par ailleurs, la standardisation est aussi une question de culture ; en Angleterre, des contrats standardisés sont utilisés très largement depuis le 18e siècle ! Enfin, le monde juridique, l’État, la justice et tous les acteurs de la protection de la vie privée doivent faire en sorte que la collecte d’informations et son analyse restent surveillées. Tous doivent veiller à la nature correcte de ces informations et compiler un maximum de données. »
Carine Lecomte : « L’approche éthique de la digitalisation est fondamentale. Cela rejoint le constat que nous avons posé lors du développement de notre projet Legal Insights : il faut absolument un contrôle des utilisateurs sur ce que l’on fait. Nous avons dès lors associé ceux-ci dès le départ à la conception de notre outil. »
Paul-Étienne Pimont : « Du point de vue éthique, s’il existe un premier travail d’anonymisation des décisions de justice reprises dans les bases de données, il importe aussi de réfléchir ensemble, sans tomber dans une surrégulation, à la définition des bonnes relations et des bonnes pratiques entre l’administration, les éditeurs et les justiciables. »
Comment envisagez-vous l’avenir des professionnels du droit ?
« La standardisation pourrait être une bonne chose si elle est de haut niveau, car elle permettra l’accès à la qualité à un coût moindre. » - David Du Pont, Partner Ashurst
David Du Pont : « Je me réjouis d’avoir accès à plus d’informations et d’outils afin d’être encore plus efficace pour répondre aux demandes des clients que dans le passé. Concernant le futur, je peux tout à fait imaginer que les étudiants en droit qui sortiront des études dans les prochaines années auront affaire à un monde juridique tout à fait différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Je suis confiant dans l’avenir, tout en étant très curieux de voir comment tout cela se développera. »
Carine Lecomte : « Les professionnels du droit ont pris un certain retard par rapport à l’évolution du numérique. Toutefois, ils sont encore à un moment charnière où ils peuvent résorber ce retard. Cela leur permettra d’acquérir une vision beaucoup plus professionnelle de leur métier, d’adopter des réflexes de vrais businessmen, d’intégrer des notions de marketing et d’innovation. C’est aussi un défi qui touchera le secteur de l’enseignement : pour créer ces businessmen, il faut commencer par les former à de nouvelles méthodes plus tournées vers le business et l’entrepreneuriat. Cela doit se faire à côté des études de droit, qui restent fondamentales bien entendu. »
Paul-Étienne Pimont : « Nous vivons une grande transformation. Et transformer, c’est en effet aussi former ! Il faut également absolument former les magistrats, les avocats, etc., à ces nouveaux outils et à cette nouvelle façon de pratiquer le droit. Il est tout aussi important d’amener la digitalisation aux étudiants dans les universités, car la digitalisation changera nos modalités de raisonnement juridique, tout en maintenant la position centrale de l’être humain. »
Christophe Tilquin : « Quand on parle de transformation digitale, il est en effet important, pour que la conduite du changement se fasse correctement, que les acteurs communiquent bien entre eux, qu’ils avancent tous ensemble conjointement. Aujourd’hui, certains groupes ont l’opportunité d’avancer très vite, tandis que d’autres sont à la traîne. Dans certains tribunaux, par exemple, on peut déjà travailler en e-deposit, alors que dans d’autres, il n’y a que le fax qui passe. Il faut aussi favoriser la formation en interne dans les organisations, car les outils sont là, mais on ne s’en sert pas suffisamment pour optimiser, automatiser les flux de travail et exploiter au mieux les informations disponibles dans la gestion du quotidien. »
Koen Geens : « Il est indispensable d’achever à court terme l’informatisation de la Justice, aussi bien au niveau du hardware que du software. Le programme MaCH pour la gestion des dossiers va par exemple dans ce sens. Au-delà de ça, je suis intimement convaincu qu’indépendamment de la modernisation de la Justice et de ce que font le ministère de la Justice et l’appareil judiciaire, des innovations majeures interviendront dans les prochaines années. Il faut donc faire en sorte que la Justice soit capable d’accepter ces nouvelles tendances. »
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