À quoi a ressemblé votre année 2015, peut-être la pire imaginable pour un ministre de la Justice ?
“Il était inattendu que le terrorisme domine ainsi notre vie quotidienne. Il a fallu donner une réponse immédiate à ces menaces et gérer les services de sécurité en ces temps de crise. Malgré les critiques, nous avons eu le bonheur de ne pas avoir eu d’attentat réussi dans notre pays. Mais ce qui s’est passé en France a provoqué chez moi une douleur énorme.”
La menace terroriste est-elle toujours devant nous ?
“On ne peut que faire confiance aux services qui nous conseillent, l’Ocam, la Sûreté de l’État, le parquet fédéral, la police fédérale. Aujourd’hui, nous sommes toujours au niveau 3, un niveau sérieux. Mais la menace n’est plus imminente. Une chose est claire : le terrorisme lié aux conquêtes d’Al Qaeda et de Daech n’est pas fini. Nous venons ainsi de vivre un week-end terrible à Ouagadougou. Nous ne faisons pas face à un petit club de Belges, Bruxellois ou Molenbeekois en train de faire du terrorisme. Il s’agit d’un problème global.”
Quel est votre bilan du travail du parquet fédéral après plus de deux mois d’enquête ?
“C’est l’élite des troupes judiciaires. Ils ont fait, dans les affaires terroristes notamment, un travail considérable et remarquable. Notre pays a eu la proportion la plus importante de procès terroristes en Europe, ces dernières années, grâce aux poursuites du parquet fédéral. Le procès Sharia4Belgium est d’ailleurs devenu un cas d’école en Europe. Bien sûr, ces magistrats sont surchargés. Je leur ai permis un élargissement de leur cadre mais le recrutement prend du temps et la pression est forte. Ils ne sont pas parfaits, la perfection n’étant pas de ce monde, mais ils sont extraordinaires.”
L’enquête a été émaillée par une série de couacs franco-belges. Comment mieux travailler ensemble ?
“C’est un cas unique de voir deux parquets travailler si intensément en étroite collaboration. Dans un tel cas, il peut évidemment y avoir des frictions. Mais la ministre de la Justice française Christiane Taubira et moi-même sommes satisfaits de la collaboration. L’enquête avance de part et d’autre, et très bien. Nous ne devons pas nous laisser distraire par ce genre d’incidents. Ils sont regrettables, de part et d’autre. Mais il faut en tirer une leçon en surveillant davantage la confidentialité de l’enquête.”
Comment améliorer la communication, dans ce cas ?
“Dans ce monde moderne, la volonté de transparence du public et de la presse est en conflit avec le secret de l’instruction. Pour les services judiciaires, c’est compliqué à vivre. Il faudrait une communication plus proactive qui ne mette pas en péril les secrets nécessaires. Mais la conciliation n’est pas toujours possible. Parfois, l’enquête accélère et des perquisitions sont menées trop rapidement, par crainte de fuites. La presse aussi doit en tirer les leçons et faire un debriefing pour améliorer les choses. Car nous partageons tous le souhait que l’enquête soit menée à bien.”
Beaucoup d’avocats et de spécialistes critiquent la faible part donnée à la déradicalisation en Belgique. Est-ce votre avis ?
“Être radical en tant que tel n’est pas défendu. Quelqu’un peut être radicalement de gauche, de droite ou du centre, et être parfaitement intégré dans la société. La déradicalisation est nécessaire pour ceux qui incitent à la haine, appellent à la violence, recrutent en faveur des organisations terroristes. Dans les prisons, nous faisons de notre mieux pour déradicaliser ceux qui sont contagieux et “infectent” leurs copains prisonniers en les concentrant, en les isolant avec leurs pairs radicalisés. Nous avons ainsi formé notre personnel, notre direction, à Ittre et Hasselt. Il faut aussi dire que les radicalisés ne sont pas seulement des prisonniers. Selon Mme Taubira, en France, seuls 15 % des radicalisés tendent vers le terrorisme. Et 52 % de ces radicalisés sont des convertis récents. On le voit, en très peu de temps, un non-croyant peut devenir un fidèle violent.”
interview > Julien Balboni
“Taubira ? Une femme formidable”
“Ce que je pense de Christiane Taubira, la ministre française de la Justice ? Ah, elle est une femme formidable. Elle est très, très respectée au sein du Conseil européen. Elle a les principes fermes et le ton respectueux. Je me fais le porte-voix de mes collègues ministres européens : c’est quelqu’un de très haute qualité.”
Ses regrets de 2015
“Le plus grand des regrets, comme tout homme politique, c’est de n’avoir pas pu prévenir le terrorisme dans le monde et dans notre pays en particulier. Il est dommageable que de tels drames se déroulent. Pour le reste, je ne crois pas avoir de regrets (sourire). ”
Koen Geens : “Nous faisons de notre mieux pour déradicaliser ceux qui sont ‘contagieux’et ‘infectent’leurs copains prisonniers, en les isolant avec leurs pairs radicalisés” JC Guillaume