"La mort d'Abaaoud confirmée grâce aux empreintes digitales…". Nous sommes en pleine interview au moment où le ministre de la Justice Koen Geens (CD & V) reçoit la confirmation officielle de la mort du cerveau des attaques terroristes à Paris. Geens demande immédiatement que plusieurs journalistes en soient informés. "On ne peut jamais être certain de rien", ajoute-t-il. Il parle de la période troublée que nous vivons. 130 personnes ont perdu la vie à Paris vendredi dernier. Et au moins trois terroristes impliqués, dont Abdelhamid Abaaoud, ont grandi dans la commune bruxelloise de Molenbeek. Ils se sont radicalisés au nez et à la barbe de nos services de renseignement.
D'après les Français, nos services n'ont pas été à la hauteur. "Le gouvernement français doit évidemment se justifier face à ses citoyens. Mais cette irritation a provoqué chez nous une réaction d'autocritique injustifiée" , réagit Geens, résigné. D'après lui, il est trop tôt pour chercher des responsables. "J'ai peur que cela ne démotive nos troupes. On ne remet pas en question l'efficacité de ceux qui se battent en première ligne!" "Le Comité I, qui contrôle nos services de renseignement, a diligenté une enquête. Nous verrons ce que cela donne. Mais il est inévitable que certaines choses échappent aux services de renseignement. C'est arrivé avec les attaques du 11 septembre 2011, celles de Madrid, et aujourd'hui à Paris. Des milliers de personnes sont passées à côté d'informations pourtant cruciales."
Les auteurs des attentats de Paris étaient en tête sur la liste des suspects. N'y a-t-il pas eu des erreurs, qui vont bien plus loin qu'une simple négligence?
Les terroristes ont beaucoup de sang-froid et sont très 'professionnels'. Mais ils ont fait appel à des moyens relativement simples: téléphone, voiture et kalachnikov. Pour les services de renseignement, c'est bien plus difficile de détecter une telle attaque que lorsque les terroristes utilisent des moyens plus sophistiqués.
Un des problèmes, c'est que la banque de données qui reprend la liste des combattants de Syrie se fait attendre depuis deux ans. N'est-ce pas révoltant?
Elle sera opérationnelle en janvier, et il est clair que nous avons perdu du temps. Cela explique peut-être pourquoi nous n'avons rien vu venir. Mais rédiger des lois et instaurer des réformes ne se fait pas en un jour. Imaginez si nous avions dû faire face à cette vague de terrorisme avant la réforme politique de la fin du siècle dernier et avant la création du parquet fédéral. Là, nous aurions vraiment été perdus.
Vos réponses ne sont pas très encourageantes. Une nouvelle attaque n'est donc pas à exclure?
C'est la triste réalité: de nouvelles attaques sont toujours possibles, mais d'un autre côté, nous déjouons énormément d'attentats. Personne n'imagine à quoi nous avons déjà échappé, car souvent nous arrêtons les terroristes bien avant qu'ils ne concrétisent leurs projets. Normalement, nous devrions pouvoir éviter de nouveaux attentats. Mais il est toujours possible que tous nos enquêteurs passent à côté d'une information.
Comprenez-vous que la population ait peur? Qu'elle se demande dans quel monde nous vivons?
Je ne veux pas relativiser les choses, mais Beyrouth ou le Mali vivent cela tous les jours.
Avec de telles platitudes, on n'est pas très avancé.
J'en suis conscient, mais il est important que la population comprenne que nous vivons malgré tout dans un environnement relativement sûr. Le risque que quelqu'un perde la vie dans un accident de voiture est plus important que le risque de mourir dans un attentat. Les jeunes en particulier ne comprennent pas que les choses étaient différentes auparavant. Dans les années '80, ceux de ma génération n'osaient pas aller au Delhaize ou au Colruyt, parce qu'ils craignaient une attaque du gang de Nivelles. Ce type de peur réapparaît aujourd'hui et je le déplore. Mais il ne faut pas penser que c'est parce que nos services ne font pas du bon travail, parce que c'est faux.
Voilà une question à 1.000 euros: pourquoi les jeunes se radicalisent-ils?
Cela reste un mystère. On souligne la marginalisation de nombreuses familles, la radicalisation dans les prisons ou la haine contre l'intervention américaine au Moyen-Orient. Mais cela n'explique pas l'action des terroristes à Paris. Et pas davantage celle de Fouad Belkacem, le leader de Sharia4Belgium, qui est tout sauf un marginal.
Le plus frappant, c'est que les jeunes concernés étaient bien intégrés. Philippe Moureaux, l'ancien bourgmestre de Molenbeek, est peut-être un peu spécial. Mais c'est un grand politicien et il est loin d'être stupide. Pourtant, il a embauché le frère des terroristes dans sa commune. Il est facile d'en rire, mais en réalité, cela prouve que cet homme était bien intégré et que sa famille pouvait compter sur lui. C'est triste de voir que dans certaines situations, les choses tournent aussi mal.
Comment éviter cette situation à l'avenir?
Nous devons absolument miser sur une intégration totale, mais c'est très difficile. Si dix nouveaux migrants arrivent dans un village où il n'y a pas d'autres étrangers, ils s'intégreront sans problème. Mais pour eux, ce n'est pas agréable, et ils préfèrent se retrouver en ville avec leurs compatriotes. C'est normal, et c'est aussi ce que nous faisons quand nous vivons à l'étranger. Mais cela crée une séparation entre les autochtones et les allochtones. Cela doit changer et cela exigera beaucoup d'efforts en termes d'éducation. Les ressortissants étrangers devront changer de mentalité.
En d'autres mots?
Nous devons considérer les 'autres' comme nos égaux. Si la fille d'un Belge se marie avec un Marocain, les gens doivent l'accepter. Tout comme un Africain doit trouver normal que son fils se marie avec une femme blanche. Aux États-Unis, c'est encore tabou, mais nous devons faire les choses différemment. Hélas, c'est plus difficile quand la religion s'en mêle.
Visez-vous l'islam?
L'islam est à la traîne sur le plan de l'évolution morale: divorce, homosexualité, égalité hommes-femmes. Ils sont très en retard par rapport à nous. S'y ajoute le fait que l'islam a des problèmes de leadership. Les juifs ont un grand rabbin, les chrétiens ont un archevêque, mais chez les musulmans, il n'y a pas de leader. Dans notre pays, l'exécutif musulman a des problèmes pour imposer son autorité. Si un archevêque dit quelque chose, les croyants écoutent. Ce n'est pas le cas chez les musulmans.
Pim Fortuyn et Geert Wilders ont construit leur popularité en traitant l'islam de religion arriérée. Êtes-vous du même avis?
Attention, 'en retard' ne signifie pas 'attardé'. Ce que je veux dire, c'est qu'ils se trouvent à un autre stade d'évolution, et qu'ils ne veulent pas choisir la même voie que nous. C'est pourquoi nous avons besoin d'un islam européen: les musulmans qui vivent chez nous doivent adhérer à nos valeurs et accepter notre culture, comme nos parents et grands-parents l'ont fait. Pour un agriculteur de 85 ans, ce n'est pas toujours évident d'avoir des petites-filles homosexuelles qui veulent adopter un enfant. La communauté musulmane devra s'adapter.
Mais comment définir cette communauté? Un Iranien n'est pas un Saoudien.
C'est exact, mais ceux qui veulent le bien - pour moi, c'est le cas de 99% des musulmans - doivent nous aider à résoudre le problème. Pas seulement pour nous, mais surtout pour eux-mêmes et leurs enfants.
En tant que ministre de la Justice, vous avez la compétence en matière d'exécutif des musulmans. Qu'allez-vous en faire?
Je vais les rencontrer, et nous allons revoir en profondeur la formation des imams. Les régions pourront décider de fermer les mosquées qui prêchent la haine. Nous étudions la possibilité pour le ministre de l'Intérieur d'interdire les mosquées non reconnues.
Le gouvernement fédéral a alloué 400 millions d'euros supplémentaires à la lutte contre le terrorisme. À quoi cet argent sera-t-il consacré?
Je ne connais pas encore le montant exact alloué à mon ministère. Mais je vais insister pour qu'on se concentre sur les besoins les plus urgents. Nous avons d'excellents collaborateurs, mais ils ne disposent pas toujours des meilleurs équipements. Par exemple, nous n'avons qu'un seul véhicule hyperspécialisé. Nous avons des logiciels dernier cri, mais ils tournent sur de vieux ordinateurs. Par ailleurs, je préconise la mise en place d'équipes spécialisées de 'déradicalisation'dans les prisons, car elles semblent regorger d'extrémistes.
Et plus de personnes dans les services de renseignement, en sous-effectifs?
N'imaginez pas, comme certains, que le renforcement des équipes va tout résoudre à court terme. Les meilleurs enquêteurs ne viennent pas du chômage, nous les formons en interne. C'est au niveau inférieur que nous devons recruter davantage. Je l'ai déjà fait au parquet fédéral et à la Sûreté de l'État. Mais la formation du personnel demande du temps. Probablement un an au moins pour toutes les procédures et les formations nécessaires.
Le gouvernement compte faire porter aux musulmans radicalisés des bracelets électroniques. Pour certains, on flirte ici avec les droits de l'homme.
L'insistance pour une protection excessive contre des terroristes potentiels va à l'encontre du bon sens. L'objectif de la détention préventive est de protéger la société. Et bien entendu, nous commettons parfois des erreurs, mais il vaut mieux prévenir un danger quitte à commettre une petite erreur qui pourra être corrigée. Si quelqu'un est retenu injustement en détention préventive, il sera dédommagé.
N'est-ce pas incroyablement cynique que 130 personnes aient dû perdre la vie pour que ces mesures soient enfin prises?
Cela a toujours été le cas. Prenez la crise bancaire. La faillite des banques a été provoquée par un autre pays. Ce n'est que lorsque les choses ont commencé à mal tourner et que les banques allemandes ont eu des problèmes que le contrôle bancaire est devenu une préoccupation européenne. C'est hélas récurrent en politique: il faut des crises pour faire avancer les réformes.
Jasper D'hoore et Lars Bové